Benjamin Britten
et
" Mort à Venise "
L'opéra de Gênes inaugure sa
saison lyrique avec un chef d'oeuvre " Mort a Venise "
de Britten d'après la nouvelle de Thomas Mann.(1973)
C'est une nouvelle production de la Fondation Carlo Felice qui
honore la ville de Gênes.
Direction, Bruno Bartoletti, mise en scène Pier Luigi Pizzi, avec Peter David Kazaras, Alfonso Antoniozzi, Beyin David Mehta
Lors de la création triomphale de Peter Grimes, en 1945, Britten avait trente-deux ans: il était né à Lowestoft, dans le Suffolk. Baigné par la mer, nourri par elle, grandi près d'elle, avec elle; la mer, de tous les éléments, celui qui, le plus, à sa surface et dans ses profondeurs, offre et recèle la musique du monde.Son premier opéra et son dernier " Mort a venise " viennent de la mer pour retourner à la mer.
Une uvre unique au XX° siécle |
Britten commence à composer dès l'enfance et, à l'âge de
onze ans, il devient l'élève du compositeur Frank Bridge.
Étudiant au Royal College of Music de Londres à partir de 1930,
ses professeurs pendant trois ans seront Harold Samuel, Arthur
Benjamin et John Ireland. C'est à cette époque qu'il écrit ce
qu'on considère officiellement comme son opus 1, la Sinfonietta
(1932). Après l'audition de Wozzeck en 1934, il visite Vienne
mais ses projets d'étudier avec Alban Berg se heurtent à
l'opposition de sa famille et de ses professeurs anglais. À sa
sortie du collège, sa Phantasy (op. 2) pour hautbois et trio à
cordes est jouée au festival de l'International Society of
Contemporary Music à Florence en 1934, mais c'est avec les
Variations sur un thème de Frank Bridge (op. 10), créées au
festival de Salzbourg de 1937, qu'il fera sa première vraie
percée dans le monde musical international. En 1935, il est
attaché à la section cinématographique des postes anglaises
(G.P.O. Film Unit) pour une série de films documentaires dont il
compose la musique, avec des moyens limités et très peu
conventionnels. Britten faisait alors équipe avec le poète
Wystan Hugh Auden, dont l'émigration aux États-Unis l'aida à
prendre conscience de l'incertitude de son propre avenir et le
décida à partir lui aussi en Amérique. Là, il compose son
Concerto pour violon (1939), la Sinfonia da requiem (1940), sa
première grande uvre symphonique, créée par le New York
Symphony Orchestra sous la direction de John Barbirolli, son
Quatuor à cordes n o 1 , un premier essai d'opéra - Paul Bunyan
-, des cycles de mélodies - Les Illuminations (1939), sur des
poèmes de Rimbaud, et les Sept Sonnets de Michel-Ange (1940).
Les Sonnets étaient en italien, et composés pour la voix de
ténor aigu de Peter Pears: un grand artiste et, désormais, le
compagnon de Britten, dans l'art et dans la vie, l'inspirateur et
le créateur de beaucoup de ses grandes uvres lyriques, à
commencer par Peter Grimes , commandé par la fondation
Koussevitzky, mais achevé seulement en 1945 après le retour de
Britten en Angleterre.
Ce poème, cette symphonie de la mer, c'est aussi la première
tentative d'exorcisme que Britten exerce sur lui-même;
renaissance de la catharsis grecque, à plus d'un titre, et qui
sera renouvelée dans les uvres essentielles qui se
succéderont du Viol de Lucrèce (1946) à Mort à Venise (1973)
en passant par Billy Budd (1951), Le Tour d'écrou (1954), et, à
partir de 1964, dans les trois paraboles ou "opéras
d'église" - La Rivière aux courlis , La Fournaise ardente
et Le Fils prodigue - et Owen Wingrave , opéra qu'il compose
pour la télévision en 1971. Peter Grimes, le vieux marin,
soupçonné d'avoir maltraité et laissé mourir deux mousses,
sera poussé au suicide par la population de son village; et la
femme qui l'aime ne pourra pas le sauver, ni de lui-même ni des
autres. Lucrèce se tuera pour avoir subi l'amour de Tarquin, se
tuera malgré le pardon de son mari, sa vertu profanée ne lui
laissant pas d'autre choix. Billy, héros d'une histoire où
nulle femme ne paraît, et qui se déroule tout entière à bord
d'un bateau, sera condamné, mis à mort pour un crime douteux,
par jalousie de son capitaine, qui en gardera le regret jusqu'à
sa propre mort. Le Tour d'écrou : la prison des âmes, par-delà
la mort, pour deux enfants envoûtés par des spectres, qui ne
sont que la projection, sur le miroir du monde et celui du lac
mystérieux qui borde leur château hanté, des nuds
affreux qui les étouffent, qu'une femme tentera de défaire,
mais où elle sera prise, à son tour. Owen Wingrave, fils
pacifiste d'une grande famille militaire, prouve son courage et
meurt dans sa confrontation avec les esprits de ses ancêtres.
Mort à Venise enfin: dans la contemplation douloureuse de la
Beauté, l'homme de lettres von Aschenbach rencontre sa mort et
accomplit son destin.
Un style unique |
Dans toutes ces uvres, même dans la païenne histoire
de Tarquin et de Lucrèce, la forme chrétienne de l'aspiration
au salut transparaît en filigrane. Elle deviendra dominante dans
les trois "opéras d'église", chantés par des moines
déguisés, car, comme au Moyen Âge et dans le no japonais, les
rôles féminins seront confiés à des hommes. Dans La Rivière
aux courlis , une femme, dont la voix est celle d'un ténor aigu,
cherche par le monde son enfant introuvable, ne trouve que son
tombeau. Les héros de tous ces drames sans solution, car la
damnation est éternelle, chercheront consolation au pied de la
croix, dans l'humilité du péché reconnu. Socrate, au XXe
siècle, ne boit plus la ciguë, il s'immole devant l'ami de
Jean, qu'il a choisi pour sauveur.
Britten croyait en une musique de circonstance, et c'est dans des
occasions bien déterminées qu'il écrit de nombreuses uvres,
parmi lesquelles sa Cantata academica pour le cinq centième
anniversaire de l'université de Bâle, sa Cantata misericordium
(1963) pour le centenaire de la Croix-Rouge et Voices for Today ,
motet composé pour le vingtième anniversaire des Nations unies.
Il a exposé son esthétique musicale dans un discours prononcé
aux États-Unis en 1964, lorsqu'il reçut le Aspen Award:
"Je tiens compte des circonstances humaines de la musique,
de son environnement et de ses conventions: ainsi pour le
théâtre, j'essaie d'écrire une musique efficace
dramatiquement. Et puis la meilleure musique qu'on puisse
écouter dans une grande église gothique, c'est la polyphonie
qui fut écrite pour ce type d'architecture et calculée en
fonction de sa résonance: telle fut mon approche pour le War
Requiem . Je crois en la musique de circonstance. Presque chaque
chose que j'ai composée l'a été en vue d'une certaine
occasion, habituellement pour des exécutants bien définis et
toujours pour des êtres humains..." Gloriana , spectacle de
circonstance, opéra d'apparat, le War Requiem , né de la guerre
et de la résurrection de tout un peuple, ce sont les gages que
Britten, par-delà deux siècles, offrira à Haendel, couché
pour toujours dans l'abbaye de Westminster. Mais les Variations
sur un thème de Purcell ont double signification. Le musicien
inspiré, qui, après trois siècles cette fois, aura fait
resurgir l'opéra anglais, la langue anglaise chantée, y rend
hommage à Purcell, avec qui le genre semblait disparu pour
toujours; mais c'est pour initier des collégiens à la magie des
timbres de l'orchestre que Britten, le fondateur de l'English
Opera Group, compose les Variations . Ce "groupe", né
avec Le Viol de Lucrèce , avait réduit l'orchestre à un
ensemble de solistes; c'était le chariot de Thespis lyrique,
avec ses décors pliants, s'en allant par les villes et les
campagnes, les uvres réduites à l'essentiel, les
dépenses aussi.
En 1948, Britten, Pears et leurs amis fondent le festival
d'Aldeburgh pour y mettre en valeur l'English Opera Group aussi
bien que leurs éminents amis musiciens: William Primrose, Yehudi
Menuhin, Sviatoslav Richter, Julian Bream, Dietrich
Fischer-Dieskau, Zoltán Kodály... En 1961 commence une
collaboration artistique très fructueuse entre Britten et
Mstislav Rostropovitch. La Sonate pour violoncelle créée au
festival d'Aldeburgh 1961 est suivie en 1963 par la Cello
Symphony , et trois suites pour violoncelle. En 1965, il compose
le cycle de mélodies The Poet's Echo sur des poèmes de
Pouchkine, pour la femme de Rostropovitch, Galina Vichnievskaia.
Passionné par les diverses langues humaines, Britten joindra à
ce cycle russe des mélodies en anglais, en français, en italien
et en allemand. Bien qu'il accepte parfois d'autres commandes, la
composition de musique pour le festival d'Aldeburgh sera
l'activité principale du musicien durant le reste de sa vie,
consacré aussi à son travail de pianiste soliste et de chef
d'orchestre. La construction en 1967 d'une grande salle
polyvalente de concert et d'opéra (The Maltings) donne une plus
large envergure aux manifestations du festival.
Une inspiration unique |
Britten, le musicien, a la nostalgie permanente de la poésie,
même lorsqu'il se penche, comme en marge de ses hantises, avec
Albert Herring (1947), sur l'histoire du Rosier de Mme Husson de
Maupassant, ou bien sur le vieil Opéra des gueux de John Gay et
John Christopher Pepusch, et, bien entendu, lorsqu'il compose,
pour des collégiens encore, Faisons un opéra (1949) et L'Arche
de Noé (1957). Et lorsque son secret est au centre d'une uvre,
chaque fois un grand exemple poétique s'y trouve lié: pour
Peter Grimes , le livret de Montagu Slater est extrait d'un vaste
poème, datant de 1810, de George Crabbe; pour Le Viol de
Lucrèce , Roland Duncan transcrira la pièce d'André Obey; pour
Billy Budd , Edward Morgan Forster et Eric Crozier adapteront le
roman de Herman Melville; pour Le Tour d'écrou et pour Owen
Wingrave , l'inspirateur de Myfanwy Piper et du musicien sera
Henry James, le génial précurseur de Proust, de James Joyce,
d'Arthur Schnitzler et de Freud; pour Mort à Venise enfin, la
nouvelle de Thomas Mann. La poésie, toujours, débouche sur la
sonde des âmes, par la voie de la musique.
Né à la musique au moment où Stravinski et Schönberg, ce
dernier surtout, la révolutionnent, Britten va obstinément son
propre chemin. Obstinément? Non, à la réflexion; plutôt avec
un parfait naturel. Il aime Debussy, il aime Moussorgski, il aime
le chant italien; il leur restera fidèle. Il aime la musique
ancienne, et il lui rendra maintes fois hommage. Il aime la
richesse inépuisable des modes du Moyen Âge, du chant des
troubadours, du chant grégorien. Il aime le chant fruité des
instruments d'autrefois. Lorsqu'il ira chercher son inspiration
dans Shakespeare, ce sera dans Le Songe d'une nuit d'été , et
sa musique sera celle de l'époque élisabéthaine, si douce et
si limpide parmi les horreurs du temps. De la façon la plus
simple et la plus directe, il dira ses angoisses, calmera ses
démons. Il ne reniera jamais ceux qu'il considère comme ses
exemples et ses maîtres, mais ne les imitera jamais non plus,
s'en approchera peut-être trop; jusqu'au danger du pastiche,
dans les trois opéras d'église; mais c'est là peu de chose, au
regard d'une uvre qui se lie aux plus hautes traditions
avec les signes permanents de la plus profonde originalité.
Lorsqu'enfin il donnera sa derniére grande uvre, peut être la plus profonde et la plus originale de toutes " Death in Venice " il dira la fascination de la beauté absolue, cette soif d'éternité dépassant la singularité de la pulsion homosexuelle dans la contemplation/fusion avec la Mort, " la seule certitude ".