Ne lisez pas Guerre de Céline, vous ne pourriez plus rien lire d’autre !
J’ai lu ce manuscrit « retrouvé » de Céline publié récemment par Gallimard mais je ne le conseille pas à ceux qui veulent continuer à acheter des romans.
Lire Louis-Ferdinand Céline est dangereux pour la littérature officielle. Comment pouvoir ouvrir un autre livre après celui-là ? Tous les bons écrivains français sont renvoyés aux oubliettes si on les compare à ce bougre d’homme et de style malgré ses fourvoiements.
Les Michel Tournier, Michel Houellebecq, Rufin, Levy, Musso, Perec, Angot, d’Ormesson, Le Clezio, Marcel Proust, Pierre Benoit, Alain Robbe-Grillet, Annie Ernaux, Simone de Beauvoir, Patrick Modiano, Jean Echenoz, André Gide, François Mauriac, Nathalie Sarraute, Marguerite Duras, Marie Ndiaye, Delphine de Vigan, Virginie Despentes, Alain Mabanckou, Chloé Delaume pour s’en tenir aux plus fréquentables. Que des bonnes pensées ! Ils écrivent à peu près tous comme Anatole France ou Paul Bourget. Et même ses contemporains Camus, Giono, Aragon, Sartre, Cendrars, Malraux, Pagnol, Bernanos, Genevoix ou Saint Exupéry tous et les autres apparaissent bien fades. Si on saute les grands classiques, il n’y a que Rabelais qui lui soit comparable en vigueur et en souffle.
Mais revenons à « Guerre ». C’est une chronique épique mettant en scène un groupe de personnages fracassés par la guerre de 14. La Grande Vacherie. Ferdinand, le narrateur rescapé des tranchées erre dans les champs de betteraves du nord en pleine nuit et blessé. Il rencontre un soldat anglais et se retrouve dans une ambulance, un hôpital militaire au milieu des gueules cassées, toutes ces jeunes viandes qui saignent et gémissent et agonisent. Il est sauvé par une infirmière vicieuse et perverse qui trouve son bonheur en branlant les moribonds. Son copain Cascade qui s’est automutilé est fusillé par la gendarmerie militaire. Lui, il reçoit une médaille pour un acte de bravoure douteux. Ses parents accourent à son chevet et lui font la morale patriotique habituelle. Dans une scène délirante il rencontre une jeune prostituée généreuse, spécialisée dans le pompage des vieux officiers anglais. Ils partent ensemble en Angleterre pour espérer se refaire une vie. C’est tout.
Ce manuscrit que l’on croyait perdu aura une suite « Londres ». En attendant ces pages, Guerre se termine par cette apostrophe « C’est énorme la vie quand même. On se perd de partout. »
Le lecteur éventuel, lui, se perdra surement à cause de la beauté orale du style. Il sera surpris par la proximité confidentielle du ton. « J’ai attrapé la guerre dans ma tête ». Mais aussi par les nombreuses fulgurances poétiques dont est parsemée cette foireuse épopée. Par exemple lorsqu’il décrit Angèle la petite prostituée « Je l’ai vue s’éloigner à travers la place Majeure. Elle passait entre les bataillons au repos comme l’esprit même de la joie et du bonheur. C’était un sillon gracieux ses fesses qu’elles dessinaient au milieu de cent mille kilos puants de fatigue vautrés là dans vingt mille hommes, altérés à mort. »
Il y a très peu d’idées dans ce livre au langage cru. L’horreur de la guerre, la bêtise des hommes, la vacuité du cœur des femmes, la hantise de la mort, l’hypocrisie des bons sentiments, la puissance du sexe, le pessimisme des illusions perdues, la noirceur du destin individuel, la tendresse pour les humbles.
L’essentiel est dans le style, la musique des phrases, la chaleur inimitable de l’oralité transcrite, la syntaxe et la ponctuation torturées, le mélange d’argot et de l’imparfait du subjonctif.
On y retrouve le cri désespéré du Voyage au bout de la nuit, l’humour grinçant de Mort à crédit et le talent narratif d’Un château l’autre.
Oui, on peut tenter de lire Guerre de Céline ! Mais à ses risques et périls littéraires.