Le Festival de l’Opéra de Lyon consacré cette année aux Secrets de famille est l’occasion de découvrir, en première française, l’œuvre de Franz Schreker « Irrelohe », servie par une mise en scène contemporaine et spectaculaire de David Bösch, défendue avec verve par l’Orchestre de l’Opéra et le chef Bernhard Kontarsky.
L’Opéra national de Lyon, à l’occasion du troisième spectacle de son Festival « Secrets de famille », contribue à réparer une injustice en donnant en création française Irrelohe (Feu follet) composé et écrit par Franz Schreker qui sera condamné parmi l’Entartete Musik (« musique dégénérée ») par le régime nazi lors de son arrivée au pouvoir.
Dans le village nommé Irrelohe, le jeune Peter découvre qu’il est l’enfant du viol de sa mère Lola par le père d’Heinrich, le Comte local. Peter est de surcroît follement jaloux d’Heinrich (son demi-frère donc) qui doit épouser la belle Eva. Dans le même temps, l’ancien amour de Lola, le violoneux Christobald, et trois autres musiciens cherchent à venger -par les flammes- le village de la malédiction qui soumet les hommes de la famille du Comte à des pulsions sexuelles incontrôlables.
Le metteur en scène David Bösch revient à Lyon où il mettait en scène Les Stigmatisés du même Schreker en 2015. La dramaturge Janine Ortiz, spécialiste de Schreker et également écrivaine de littérature d’horreur, inspire ici l’univers sombre et terrible du décor principal, imaginé par Falko Herold : la forêt encore fumante ne semble pas remise de ses incendies réguliers. L’auberge de la vieille Lola est une misérable épicerie avec vue sur le château d’Irrelohe, silhouette mystérieuse et lointaine surplombant le village. Tandis que les habitants semblent résignés à leur misère, notamment traduite dans leurs costumes signés Moana Stemberger, les gens du château sont comme des revenants, encore plus blafards que les gens d’en bas. Si les lumières de Michael Bauer sont souvent froides, avec des jeux subtils d’ombres, elles profitent des épisodes annonçant le grand incendie pour se réchauffer avec douceur, menant vers un effet de contraste saisissant. La vidéo également utilisée dans la mise en scène apporte en compléments de l’action les visions des personnages grâce à des courts-métrages en noir et blanc (comme des films des années 20-30). Projetant quelques images poétiques et heureuses, mais mettant particulièrement en valeur les regards, elles permettent d’en comprendre davantage sur la psychologie des personnages, leur folie surtout, l’action aussi qu’elle ne court-circuite jamais.
Malgré les dimensions horrifiantes de cette histoire et de cette atmosphère, quelques touches de légèreté voire de burlesque (suggérées dans le livret de Schreker) offrent aux spectateurs quelques moments de sourires et même d’un rire libérateur, sans amoindrir le tragique des situations.
La partition fait d’abord et constamment forte impression en fosse. L’Orchestre de l’Opéra de Lyon se fait amoureux, effrayant, oppressant, mystérieux ou poétique avec ses couleurs aussi nombreuses que puissantes, franches mais non moins équilibrées. La direction de Bernhard Kontarsky apporte l’équilibre de légèreté et de densité mais au risque de la pesanteur : le feu qui anime l’orchestre brûle parfois si fort qu’un mur de flamme sonore se dresse de la fosse tel un rideau infranchissable pour les solistes, mais marquant visiblement et intensément l’auditoire.
La fosse souligne aussi les rapprochements musicaux entre la partition de Schreker et l’esthétique de son contemporain Richard Strauss. Or, les deux compositeurs demandent également des voix tout aussi vaillantes et puissantes, vocalement et dramatiquement. La soprano canadienne Ambur Braid offre ainsi au personnage d’Eva sa présence vive et intense. La projection équilibrée déploie son timbre moelleux. Le chant vibrant est toujours compréhensible, et l’investissement constant (avec un sommet particulièrement terrifié face à la folie et à la violence grandissante de Peter). Celui-ci, incarné par le baryton allemand Julian Orlishausen, se montre d’abord un peu gauche, mais cela convient au personnage et lui permet de gagner en assurance pour représenter combien il perd la maîtrise de lui-même (l’un de ces terribles paradoxes qui font la flamme de ce drame et du jeu d’acteur). Son timbre bénéficie aussi d’une touchante candeur, ses phrasés sont nuancés mais son souffle sollicité jusqu’à ses limites l’empêche de toujours donner véritablement corps à sa voix (hormis dans la jalousie démente de son duo avec Eva).
Heinrich, jeune Comte d’Irrelohe, est personnifié par le ténor Tobias Hächler. La présence est aussi séduisante que glaçante. Son timbre clair se montre souvent vaillant et également endurant. Il dessine ainsi un personnage conscient de son héritage maudit et désireux de s’en libérer autant qu’il le peut. La vieille Lola est chantée par la mezzo-soprano allemande Lioba Braun, au vibrato généreux et apportant parfois une fragilité qui sied au personnage. Son timbre se fait rond et sa diction claire mais sa projection mériterait de gagner en puissance. Son grand amour revenu du passé, Christobald, est interprété par le ténor allemand Michael Gniffke. Sa voix légère, fine voire tranchante, apporte une présence équilibrée à son caractère. Son soin de la langue allemande est apprécié et affirme d’autant le tempérament de son personnage.
Les trois « musiciens » pyromanes sont incarnés avec espièglerie par le ténor britannique Peter Kirk (Fünkchen) au timbre nasal, le baryton lituanien Romanas Kudriašovas (Strahlbusch) à la voix chaleureuse et rondement phrasée, ainsi que la basse britannique Barnaby Rea (Ratzekahl) au texte clair et pourtant empli de noirceur. Le Forestier, père d’Eva, chanté par la basse polonaise Piotr Micinski, sait poser sans imposer son timbre suave. Anselme le majordome bossu du Comte est chanté avec autant de malice que de présence et de clarté par Antoine Saint-Espès, artiste des Chœurs de l’Opéra de Lyon. Ses collègues Kwang Soun Kim, Paul-Henry Vila et Didier Roussel incarnent respectivement le Prêtre, le Meunier et un laquais. Le premier a du mal à rivaliser avec la fosse mais fait sinon entendre une voix ronde, avec profondeur. Le second dépeint un personnage de caractère, jouant de nuances et de différents timbres. Le troisième n’a pas le temps de gagner en largeur avec sa courte intervention, mais fait preuve de clarté.
Le Chœur de l’Opéra de Lyon met sa constante homogénéité au service des effets de foules et de masses sonores. Le plan auditif est saisissant tout comme l’engagement scénique de chacun (même si le texte n’est pas toujours facile à distinguer).
La scène finale de l’incendie fait bien évidemment forte impression, sur les plans sonores et visuels : une projection en fond de scène de l’Opéra de Lyon en flammes vient résonner terriblement avec la fin de la partition (et toutes les menaces sur la culture), le tout recevant des spectateurs un accueil enflammé. Emmanuel Deroeux