L’Aiglon d’Honegger et Ibert 1937
Problématique : L’héroïsme versé au cœur du citoyen et la liquidation d’un stock de chansons populaires pluri-centenaires
Rostand prétend que son Aiglon ne défend aucune thèse et que son drame n’est que « l’histoire d’un pauvre enfant ». Les faits ne lui donnent qu’à moitié raison. Sa pièce a été représentée pour la première fois à Paris, le 15 mars 1900. La France est alors en pleine affaire Dreyfus, et l’encerclement diplomatique de l’Empire allemand est en bonne voie.
L’art au service du réarmement moral
Sous la pression du nationalisme hexagonal, une alliance franco-russe vient d’être conclue ; deux accords franco-espagnol et franco-italien, plus une entente cordiale franco-anglaise sont en préparation. L’opéra est une commande de Raoul Gunsbourg, alors directeur de l’opéra de Monte-Carlo. Sa création a naturellement eu lieu dans cette ville, le 10 mars 1937. Coïncidence ? L’Aiglon de Rostand précède de quatorze années la Grande guerre ; L’Aiglon d’Honegger et Ibert devance la « drôle de guerre » de trois années. Dans l’un et l’autre cas, la France sait que la guerre est proche. En 1937, l’armée allemande est passée de 100 000 à 650 000 hommes, la Rhénanie a été remilitarisée, le IIIe Reich a quitté la S.D.N. Matériellement et moralement, la France doit réarmer. Les politiques et les créateurs s’exécutent. Montherlant écrit Service inutile ; Giraudoux, La Guerre de Troie n’aura pas lieu ; Claudel et Honegger,Jeanne d’Arc au bûcher. En acceptant la composition d’un Aiglon, Honegger et Ibert suivent le mouvement. Arrêtons-nous à la fin du quatrième acte de cet opéra, le temps d’un tour d’horizon. Le Duc de Reichstadt profite d’un bal masqué à Schoenbrunn pour fuir la prison dorée où Metternich le retient. À l’instigation de quelques conspirateurs, il s’évade. Il veut rejoindre la France pour y reconquérir le trône glorieux de son père. Échec : le Duc est cerné par la police des Habsbourgs alors qu’il traverse la plaine de Wagram. Dans l’aube blêmissante, il s’imagine parcourir le champ de bataille des 5 et 6 juillet 1809. Son hallucination confine au délire.
Sous des nuages bas et noirs qui courent, tout prend une forme effrayante…
Des râles fusent. « J’ai soif… J’ai mal… Je meurs… Maman… Par pitié, le coup de grâce dans l’oreille… » L’Aiglon, épuisé par l’inaction, démoralisé par son éloignement de la France, miné par la tuberculose, prend peur. Il veut fuir, mais il est incapable d’échapper au cauchemar qui le hante :
… tous ces bras ! tous ces bras que je vois ! Tous ces poignets sans mains, toutes ces mains sans doigts! Monstrueuse moisson qu’un large vent qui passe Semble coucher vers moi pour me maudire ! Grâce ! Ne me regardez pas avec ces yeux ! Pourquoi Rampez-vous, tout d’un coup, en silence vers moi ? Pourquoi.vous ouvrez-vous, bouches pleines d’horreur ! Quoi ? Qu’allez-vous crier ?
Les voix blessées lui répondent :
Vive l’Empereur !
L’aiglon, victime expiatoire rachetant le sang versé par son père
Les moribonds, les morts eux mêmes acclament Napoléon 1er ! Ils attestent la grandeur de son règne. Ils regrettent la France conquérante et révolutionnaire d’alors. Mais l’héritier n’a pas la fibre héroïque. Debout au milieu de l’immense plaine sur laquelle son uniforme immaculé se détache, il découvre que, loin d’être un chef, il n’est qu’une victime expiatoire. Son rôle à lui, le fils de l’Aigle, est de racheter l’esprit belliqueux de celui qui, au cours de ses tueries à la chaîne, répandit des flots de sang. Aussi, telle une hostie au moment de l’Élévation, s’offre-t-il en sacrifice. Il fallait :
Que le champ de bataille ainsi me tende au ciel, Et m’offre, pour pouvoir, après cet Offertoire, Porter plus purement son titre de victoire. Prends-moi ! prends-moi, Wagram !
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Élève-moi tout blanc, Wagram, dans tes mains rouges ….
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J’ai nettoyé le vent et lavé les ruisseaux ! Il ne doit plus rester, plaine, dans tes rafales, Que les bruits de la Gloire et des voix triomphales !