La partition est le résultat d’une commande du grand chef d’orchestre Serge Koussevitzky et de l’orchestre symphonique de Boston. Le musicien russe avait laissé carte blanche au compositeur pour qu’il rédige la partition de son choix. La composition s’étala de juillet 1946 à novembre 1948 et la première audition triomphale se déroula à Boston en décembre 1949 sous la baguette de Leonard Bernstein et avec Yvonne Loriod, la future épouse du compositeur au piano et Ginette Martenot aux ondes Martenot.
Le titre de Turangalîla est une association de deux mots sanscrits, qui ne présentent aucun sens littéral simple. « Turanga » désigne « Temps qui court comme à cheval au galop » ou « temps qui s’écoule comme le sable d’un sablier », le tout avec l’idée de mouvement et de rythme. « Lîla » caractérise « jeu » ou « amour ». On peut résumer le sens général de l’œuvre par « hymne à la joie » ou « chant d’amour ». Pour le compositeur, cet amour est à mettre dans la lignée du philtre qui unit à jamais Tristan et Yseult. Dans cette seconde moitié des années 1940, Messiaen travaille ce célèbre mythe et il est judicieux de replacer la Turangalîla-symphonie au sein d’une trilogie débutée par le cycle de mélodie Harawi de 1945 puis complétée par les Cinq Rechants pour chœur a capella de 1948.
Programme: György Ligeti Clocks and Clouds,Claude Debussy La Damoiselle élue, Olivier Messiaen Turangalîla-Symphonie 2h 15 avec entr’acte
Orchestre de Paris Chœur de jeunes de l’Orchestre de Paris Chœur de l’Orchestre de Paris Accentus Esa-Pekka Salonen, direction, Axelle Fanyo, soprano Marie-Andrée Bouchard Lesieur, mezzo-soprano Bertrand Chamayou, piano Nathalie Forget, ondes Martenot Marc Korovitch, chef de choeur
György Ligeti Clocks and Clouds Claude Debussy La Damoiselle élue Olivier MessiaenTurangalîla-Symphonie
La partition exige un imposant orchestre symphonique, un piano solo et des ondes Martenot. Ce dernier instrument, inventé par Maurice Martenot en 1928, offre un son particulier et intense que Messiaen a utilisé à de nombreuses reprises. La redoutable partie pour piano seul se caractérise par ses longues cadences qui précèdent les apogées. L’instrumentation fait la part belle aux cuivres et aux percussions. Outre les cors, trombones et tuba, la section est renforcée d’une large palette de trompettes : de la petite trompette en ré, aux trompettes en ut, sans oublier le cornet en si bémol. Le groupe de percussions est des plus imposants. Trois claviers, jeu de timbre, célesta et vibraphone jouent un rôle assez proche des gamelans indous des îles de la Sonde. La batterie qui regroupe : triangle, temple block, wood-block, petite cymbale turque, cymbale, cymbale chinoise, tam-tam, tambour de basque, maracas, tambourin provençal, caisse claire, grosse caisse et huit cloches en tube, exécute de véritables contrepoints rythmiques.
La symphonie est construite autour de quatre thèmes. Le premier est le « thème statue », il évoque pour le compositeur « quelque statue terrible et fatale » ; il est reconnaissable par ses accords massifs. Le second thème, est intitulé « thème fleur » en raison de la forme délicate et arrondie de ses lignes, un peu à la manière de certaines fleurs comme « la tendre orchidée, au décoratif fuchsia, au glaïeul rouge, au volubilis trop souple ». Le « thème d’amour » est une association des deux premiers thèmes alors que le « thème d’accords » ne renvoie à aucune signification particulière ; il est un groupe d’accords découpés en sept parties souvent combinés à d’autres motifs. La pièce se décompose en dix mouvements divisés en trois grands groupes. Le premier est constitué des mouvements n°2, n°4, n°6 et n°8, il a pour thème l’amour et emploie souvent le « thème amour ». Le deuxième groupe, plus sombre et plus noir dans ses teintes, est constitué des trois mouvements intitulés Turangalîla (les mouvements n°3, n°7 et n°9). Enfin les mouvements n°5 et n°10 ressemblent à des scherzos et ils concluent avec éclat les deux moitiés de la symphonie. Le premier mouvement « introduction » est le seul de son espèce.
2. Les différents mouvements
L’Introduction se décompose en deux parties unifiées par une cadence pour piano. Le « thème-statue » et le « thème amour » sont exposés dans la première partie. Un second temps propose une superposition de couches rythmiques entraînant l’oreille dans une véritable transe collective.
La structure « couplet-refrain » du Chant d’amour 1 nous est présentée par Messiaen : « le refrain alterne toujours deux éléments totalement contrastés de tempo, de nuance, et de sentiment. Le premier élément est un motif rapide, fort et passionné, des trompettes. Le deuxième élément est un motif lent, doux et tendre des ondes Martenot et des cordes ».
Trois thèmes sont au centre de Turangalîla 1. La clarinette et les ondes Martenot introduisent le premier thème ; les bassons, trombones et contrebasses présentent ensuite le second thème qui contraste par ses pulsions violentes avec le premier thème. Les cordes marquent un retour du premier thème qui est aussitôt enchaîné par le troisième thème qu’expose le hautbois. Une dernière partie principale surexpose les deux premiers thèmes et une coda reprend des fragments du troisième thème.
Le Chant d’amour 2, s’apparente à une sorte de scherzo avec deux trios. Le « thème fleur » et le « thème statue » sont exposés à la fin du mouvement alors que le compositeur se joue des formes classiques : son trio enchaîne les deux parties qui sont ensuite superposées.
Dans le Jardin du sommeil d’amour, les « deux amants sont enfermés dans le sommeil de l’amour. Un paysage est sorti d’eux. Le jardin qui les entoure s’appelle Tristan, le jardin qui les entoure s’appelle Yseult. Ce jardin est plein d’ombres et de lumières, de plantes nouvelles, d’oiseaux clairs et mélodieux. Le temps s’écoule, oublié. Les amoureux sont hors du temps : ne les éveillons pas ». Tout est apaisé et suggestif alors que les couleurs orientales parfument cette évocation mystique et mythique des deux amants.
Turangalîla 2 est le mouvement le plus bref de l’œuvre et le plus sombre. Il exprime douleur et mort. Une cadence de piano introduit un thème principal auquel s’oppose un passage d’ondes Martenot et trombones. Pour le compositeur, il s’agissait d’un éventail qui se referme à la fin du mouvement avec une nouvelle exposition du « thème statue » par les cuivres avant qu’un fortissimo de la grosse caisse vienne clore avec puissance la partie.
Le Développement de l’amour reprend les thèmes principaux mais l’on peut repérer une prédominance du « thème amour » qui s’avère interrompu par des « explosions », à la longueur variable, qui symbolisent Tristan et Yseult transcendés.
Des variations sur le premier thème sont au cœur de Turangalîla 3 alors que les instruments à percussions jouent des couches rythmiques d’une grande complexité pendant tout le mouvement.
De forme sonate, l’explosif et jubilatoire Final est une variation sur le premier thème. Il se termine par une implacable coda.
3. Une discographie sélective
La discographie comporte 15 versions, ce qui pour une œuvre contemporaine découle presque du phénomène de société. Le premier enregistrement date de 1951, l’excellent Hans Rosbaud dirige avec tact et maestria son orchestre de la Radio de Baden-Baden (Wergo) rompu à la musique contemporaine. En dépit d’une technique sonore précaire, il s’agit d’un jalon important de la discographie. En 1961, Maurice Le Roux office à la tête d’un orchestre de la RTF (Accord) assez dépassé par les évènements. Créateur de Saint François d’Assise, Seiji Ozawa a gravé une version considérée comme historique à la tête de l’Orchestre symphonique de Toronto (RCA). Si l’inspiration du chef fait le prix de ce disque, on entendra beaucoup mieux orchestralement au fil des années 1980-1990. Deux jeunes chefs firent forte impression dans les années 1980 dans la Turangalîla : Esa-Pekka Salonen qui signait à la tête du Philharmonia de Londres l’un de ses premiers disques (Sony) et Simon Rattle avec son orchestre de Birmingham (EMI). L’actuel chef du Philharmonique de Berlin prend son temps et témoigne, comme toujours, d’une très grande attention portée aux détails. Les mouvements lents, presque extatiques s’avèrent très planants ; on regrette juste un manque d’impact dans les mouvements rapides. Auréolé de nombreux prix à sa sortie, le disque de Salonen est excellent et frénétique, mais on sent que le chef serait capable d’encore plus lâcher ses troupes. Le manque d’impact est aussi un défaut de la version de
Myung-Whun Chung et de l’orchestre de l’Opéra de Paris. Les années 1990 furent marquées par deux grandes interprétations : celles de Riccardo Chailly et du Concertgebouw d’Amsterdam et d’Antoni Witt et l’Orchestre de la Radio polonaise. La précision de l’Orchestre d’Amsterdam, la technique phénoménale des cuivres et des vents permettent au chef italien de pulvériser les tempi et de faire de cette œuvre une danse jubilatoire. Jean-Yves Thibaudet tient le coup et livre une prestation hors norme et la prise de son Decca magnifie cette interprétation qui prend évidement place aux sommets de la discographie. Grand chef, hélas assez peu reconnu, Antoni Witt compose lui aussi une interprétation, plus lente, mais tout aussi pertinente avec un orchestre que l’on n’attendait pas à un tel niveau.