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CHAPITRE IV d
L'INTERSUBJECTIVITÉ

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IV. LA PAROLE ET LA RECONNAISSANCE DE L'AUTRE

C'est dans la parole que nous dépassons la conscience anonyme

Nous venons de voir que, tant au niveau de la représentation qu'au niveau du désir, notre être-avec-autrui est primordialement vécu dans une coexistence préréfléchie (Husserl, Merleau-Ponty) ou inconsciente (Freud).  Voyons maintenant comment nous accédons à la "science des points de vue" (selon le mot de Merleau-Ponty), c'est à dire à la conscience de l'existence d'autrui comme point de vue distinct du nôtre sur le monde.

Reconnaître autrui comme distinct de soi suppose que l'on parle avec lui ou, au moins, qu'on le perçoive comme interlocuteur potentiel. La parole est à prendre ici dans un sens large, non-limité aux signifiants vocaux. C'est dans la parole que nous pouvons dépasser la simple conscience anonyme indistincte dans laquelle s'effectue, selon Husserl, une Paarung spontanée, et que nous pouvons accéder à une relation intersubjective réflexive. La parole suppose la conscience de soi comme distincte à la fois de ce dont on parle et de ceux auxquels on s'adresse. Dire les choses, c'est reconnaître à la fois qu'on n'en est pas et qu'autrui ne les vit pas nécessairement comme nous.


Il importe toutefois de préciser ce qu'il convient d'entendre ici par parole. On dit que les animaux "parlent". Ils émettent en tout cas des signaux qui sont reçus par leurs destinataires. On évoque parfois le "dialogue" de l'enfant en bas âge et de ses parents. Il y a aussi la parole des insensés et celle qui nous vient distraitement, par exemple dans les lapsus et les mots inconsidérés. Tout cela impliquerait-il la "science des points de vue" dont parlait Merleau-Ponty, la reconnaissance de l'autre comme autre ? Cette objection justifie quelques mises au point.

Les animaux émettent des SIGNAUX, pas des SIGNES Un savant allemand, K. von Frisch a étudié, dans les années 40-50, le "langage" de abeilles qui, au moyen de danses communiquent à la ruche l'orientation et la distance d'un point de nourriture découvert parfois à plusieurs kilomètres. Malgré sa précision et son efficacité étonnantes, ce langage n'est appelé tel que par une lointaine analogie avec le langage humain. Premièrement, ce "langage" n'est pas appris, mais inné. Deuxièmement, les abeilles envoient des messages qui provoquent des conduites et n'engagent pas le dialogue. Ce sont des signaux déclencheurs d'effets et non des signes demandeurs de compréhension. Troisièmement, et surtout, les abeilles ne travaillent pas leur langage pour mieux s'exprimer et mieux se faire comprendre.

La parole humaine comporte un décalage essentiel par rapport à ses formulations. Par la parole, non seulement nous disons mais encore nous voulons dire : nous cherchons nos mots, nous inventons de nouvelles formulations, nous créons des métaphores et nous tenons compte des paroles de l'interlocuteur dans notre entreprise de communication. Ceci montre combien, d'une part, la reconnaissance de l'altérité d'autrui fait partie de l'acte de parler et combien, d'autre part la conscience de la distance de ce qui est à dire est présente dans la parole. Ces deux caractères vont de pair avec la réflexion, c'est-à-dire avec la conscience de n'être que soi, point de vue sur le monde et subjectivité privée.


En ce qui concerne les enfants, les insensés et les parleurs distraits, il y a lieu d'observer que la parole humaine, telle qu'elle vient d'être définie, est toujours en devenir à partir d'un état limite, sorte de point zéro comparable au "langage" animal ou au simple cri. Ce seuil est un état limite purement théorique, car, à la différence des animaux, les hommes sont toujours en chemin vers la parole. On peut se référer ici aux notions aristotéliciennes de puissance et d'acte. Lorsque les enfants ou les distraits parlent, leur langage se distingue du "langage" animal en ce qu'il est, chez eux, prélangage humain, parole réflexive en puissance.

Dès lors, pas de pensée sans corps La parole et la reconnaissance d'autrui qu'elle implique sont le lieu d'avènement de la pensée propre, non pas anonyme mais personnelle. Les signes interviennent et leur articulation nous permet de nous situer parmi les choses et les gens. Il est impossible de penser sans parler ou du moins sans communiquer au moyen de signes sensibles.

"Ce qui nous trompe là-dessus, ce qui nous fait croire à une pensée qui existerait pour soi avant l'expression, ce sont les pensées constituées et déjà exprimées que nous pouvons rappeler à nous silencieusement et par lesquelles nous nous donnons l'illusion d'une vie intérieure. Mais, en réalité, ce silence prétendu est bruissant de paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur" (MERLEAU-PONTY, op. cit., p. 213).

L'avènement de notre pensée est donc fonction de la relation intersubjective. Ainsi, l'objection d'un interlocuteur peut m'arracher des idées dont je ne me savais pas capable. La maxime de penser par soi-même est liée à celle de communiquer ses pensées. "Penserions-nous beaucoup, écrivait Kant, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d'autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres?". De ceci, le philosophe tirait aussitôt une conséquence politique concernant la liberté d'opinion :

"Aussi bien, l'on peut dire que la puissance extérieure qui enlève aux hommes la liberté de communiquer publiquement leur pensée, leur ôte également la liberté de penser..." (cf. L'opuscule de 1786 : Qu'est ce que s'orienter dans la pensée?").

L'acte de parole véhicule, la plupart du temps, des propositions, des jugements. Les jugements peuvent se poser dans différents ordres : l'ordre du vrai, celui du bon, celui du beau et celui de l'agréable. Chacun de ces ordres se caractérise par une modalité particulière d'adresse à autrui, qu'il s'agisse d'interlocuteurs présents ou potentiels ou qu'il s'agisse d'un interlocuteur idéalisé à partir de notre expérience de la rencontre. (Certains de ces jugements, ceux qui appartiennent à l'ordre du vrai et du bon, se caractérisent par une objectivité possible, c'est-à-dire par une adresse à autrui qui a la forme d'une prétention à l'adhésion universelle pouvant s'appuyer sur des preuves. D'autres, comme les jugements esthétiques en matière de beau ont cette même prétention mais sans démonstration possible. Quant aux jugements en matière d'agrément, ils prennent simplement autrui à témoin d'un état de notre sentiment, sans prétention à l'universalité mais avec une prétention à la sincérité seulement.)

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UCL | Droit | Mise à jour : 03.03.99 - Responsable : Thomas De Praetere

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