......

......

......

.....

Retourner au début du chapitre

CHAPITRE IV e
L'INTERSUBJECTIVITÉ

Aller à la page suivante


 

V. LA DIMENSION ÉTHIQUE DE LA RECONNAISSANCE D'AUTRUI

La phénoménologie contemporaine nous persuade qu'une coexistence implicite anonyme précède, sous-tend et conditionne la reconnaissance explicite d'autrui. Nous venons de voir que, sur un fond d'assimilation spontanée, la reconnaissance distincte d'autrui prend forme par le moyen de la parole. Le dialogue (dia-logue) est apparu jusqu'à présent sous les aspects d'une une dialectique hégelienne (dia-lectique) c'est-à-dire un mouvement où chaque terme se pose en s'opposant.


On peut cependant avoir des difficultés à comprendre comment le sens de l'autre comme tel peut ainsi émerger d'une coexistence anonyme. Suffit-il de distinguer deux termes précédemment confondus ?  Ce n'est pas si simple.  En effet, si la différenciation entre autrui et moi-même résulte de mon effort quand je parle, je ne sors pas vraiment de moi-même : c'est moi qui, en somme, constitue le sens de l'autre au moyen de relations que moi-même j'institue et de concepts dont je suis moi-même l'auteur (et cela même si ces concepts sont du genre "personnage étrange", "difficile à convaincre", etc.).

       .Autrui se définit-il par rapport au je ?
 

Dès lors, certains auteurs estiment que ma réflexion, qui est comprise dans mon entreprise de parole avec d'autres, ne suffit pas encore à la véritable reconnaissance d'autrui.  Il faut encore, estiment-ils, que la réflexion comporte une dimension éthique (morale).  Seul le respect éthique nous ouvre à l'autre comme autre, ainsi que le montrent notamment Paul Ricoeur et Emmanuel Levinas

P. Ricoeur estime que le sens d'autrui comme autre ne peut apparaître, au niveau de la conscience réflexive, que dans l'expérience éthique. S'inspirant de l'analyse kantienne de l'obligation morale (la personne est une fin en soi, pas seulement un moyen; le respect pour la loi morale est le respect universel de l'être raisonnable), cet auteur écrit : "je ne puis limiter mon désir en m'obligeant sans poser le droit d'autrui à exister de quelque manière; obligation et existence d'autrui sont deux positions corrélatives (...). Il n'est pas possible que je reconnaisse autrui dans un jugement d'existence brute qui ne soit pas un consentement de mon vouloir au droit égal d'un vouloir étranger" (Sympathie et respect, Phénoménologie et éthique de la seconde personne dans Revue de métaphysique et de morale, oct. - déc. 1954).

P. Ricoeur précise que ce respect de l'existence-valeur d'autrui est la conscience d'une obligation morale et qu'il ne doit pas être confondu avec la sympathie ou avec une conduite qui satisfait à cette obligation morale (il y a un respect heureux dans la sympathie et un respect malheureux dans la lutte et dans la haine). Quoi qu'il en soit, c'est le respect qui nous fait prendre conscience de l'existence d'autrui.


E. Levinas estime également que, concernant autrui, l'éthique est une optique nécessaire. Le titre de son ouvrage Totalité et Infini (1961) souligne la contradiction que renferme la compréhension d'autrui au sein d'un système. Le sens d'autrui est qu'il transcende mes concepts et mes prises, qu'il s'agisse de vision du monde, du mouvement de l'histoire ou de projet politique. On peut appeler totalité l'oeuvre du Même qui tente de réduire à son monde à lui ce qui n est autre que de prime abord. Autrui est une "signification sans contexte" qui, au contraire, met en question l'appropriation du Même. Autrui a son sens par soi, indépendamment des relations qui existent entre lui et moi et qui font que nous nous inscrivons dans un même contexte. Il ne faut pas confondre l'autre au sens provisoire et relatif de ce qui est en fin de compte appropriable par moi-même et l'autre au sens absolu de ce qui a un sens inconditionnel.

Ce qui signifie exactement : avoir l'idée de l'infini Levinas trouve paradoxalement chez Descartes, la notion qui convient : c'est l'idée d'Infini, cette idée qui ne peut venir de moi-même. Reconnaître l'autre comme autre n'est pas s'en faire un concept mais parler avec lui, ce qui implique l'acceptation de son droit sur mon discours. "Aborder Autrui dans le discours, c'est accueillir son expression où il déborde à tout instant l'idée qu'en emporterait une pensée. C'est donc recevoir d'Autrui au-delà de la capacité du Moi; ce qui signifie exactement : avoir l'idée de l'infini. Mais cela signifie aussi être enseigné. Le rapport avec Autrui ou le Discours, est un rapport non-allergique, un rapport éthique, mais ce discours accueilli est un enseignement. Mais l'enseignement ne revient pas à la maïeutique. Il vient de l'extérieur et m'apporte plus que je ne contiens. Dans sa transitivité non-violente se produit l'épiphanie même du visage" (op. cit., p. 22). On peut nommer désir la relation à autrui pourvu que le mot soit réinterprété : "Il est comme la bonté - le Désiré ne le comble pas mais le creuse (...) Désir sans satisfaction qui, précisément, entend l'éloignement, l'altérité et l'extériorité de l'autre" (op. cit., p. 4). Accueillir sans s'approprier constitue la dimension éthique de l'intersubjectivité.

 

VI. L' ÉTHIQUE ET LA PAROLE

Dans le texte qui vient d'être cité, Levinas dit que le rapport à autrui "ou le discours" est éthique.  Ceci nous suggère de ne pas abandonner le fil conducteur de la parole que nous avons suivi précédemment pour comprendre la reconnaissance de l'autre comme autre, mais d'approfondir encore cette analyse.  Nous allons voir qu'en effet la parole, si elle est bien un acte discursif visant l'intercompréhension, comprend nécessairement une reconnaissance éthique d'autrui.

La philosophie du langage s'est beaucoup développée au vingtième siècle et, dans ce développement ("linguistic turn"), l'aspect relationnel du langage a bien été pris en considération.  D'une part, on s'est rendu compte que parler n'est pas seulement énoncer un contenu (sémantique) mais est aussi un "speech act" (performatif) par lequel on s'engage, de telle ou telle manière, selon telle ou telle règle du jeu, vis à vis de partenaires, réels ou potentiels (cf. les philosophes américains C. S. Peirce et J. R. Searle et britanniques L. Wittgenstein et J. L. Austin).  D'autre part, on s'est aussi rendu compte que parler est employer une langue instituée et donc appartenir à une communauté culturelle, c'est à dire participer à une pré-compréhension du monde partagée avec d'autres (cf. les philosophes allemands M. Heidegger et G. Gadamer).

Mais il y a plus encore dans la parole, ainsi que l'ont souligné, à la suite du "linguistic turn",  les philosophes allemands actuels K.-O. Apel et J. Habermas.  L'acte même de la communication contient le fondement de la reconnaissance éthique des interlocuteurs et, simultanément, une norme universelle fondamentale.  En effet, ce serait une véritable contradiction performative, c'est à dire une contradiction dans l'exercice même de l'acte qu'on pose, que de prétendre d'un côté à la validité de ce que l'on est occupé à dire dans une discussion sérieuse (prétention à la vérité s'il s'agit d'une discussion théorique, prétention à la justice s'il s'agit d'une discussion politique ou morale) et, d'un autre côté, d'appuyer son propos sur l'intimidation, l'exclusion et la violence.  Discuter réellement suppose, au moins en principe, de renoncer à de tels moyens qui, n'étant pas des arguments, peuvent sans doute influencer mais certes pas convaincre.  Il y a donc, à proprement parler, une éthique de la discussion (Diskursethik).  La discussion présuppose l'acceptation d'un impératif absolu, catégorique : l'égalité des droits de chaque interlocuteur, actuel ou potentiel, et son égale co-responsabilité dans la recherche d'une solution au problème dont on parle.  Cette présupposition, précise notamment Apel, est pragmatique (c'est à dire relative à l'acte même de prétendre quelque chose dans une discussion) et transcendantale (c'est à dire condition nécessaire a priori de validité).  L'obligation du respect de l'interlocuteur est contenue dans la parole comme telle alors même que, dans les faits, il nous arrive de faillir à cet égard lorsque nous parlons de manière stratégique, c'est à dire en exerçant des pressions plus ou moins avouées dans le simple but de manipuler notre interlocuteur.  Il reste que, même dans ce cas, il nous faut bien au moins faire semblant, de temps à autre, de vouloir réellement communiquer et de ne pas recourir à d'autres moyens que la valeur de nos arguments (ceci serait en quelque sorte, si l'on reprend le mot de La Rochefoucauld, l'hommage du vice à la vertu).

 

 

Aller à la page suivante

 

________________________________________________
UCL | Droit | Mise à jour : 03.03.99 - Responsable : Thomas De Praetere

......