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CHAPITRE V
LE SUJET RÉFLEXIF

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I. Le savoir
    1. La forme générale du savoir : le jugement
    2. Le savoir de type mathématique
    3. Le savoir de type empirique

II. La moralité
    1. L'obligation catégorique
    2. La découverte des devoirs concrets
    3. La liberté
    4. Les postulats de la raison pratique


Nous sommes ce pour quoi il peut y avoir des choses La présence humaine est intentionnelle, ainsi que le traduit l'expression heideggerienne "Dasein" : une facticité douée de transcendance. Transcendance signifie dépassement, différence sans commune mesure. Je diffère sans commune mesure des choses car je suis ce pour quoi il peut y en avoir, celui pour qui un sens quelconque peut apparaître.

Cette transcendance, avons-nous vu, est vécue avant d'être pensée : nous sommes occupés avec le monde avant de prendre conscience de cette occupation, nous sommes notre corps avant de le prendre pour objet, nous vivons notre relation à autrui avant de connaître que "moi, c'est moi et lui, c'est lui".

Dans la conscience réfléchie, la transcendance est en quelque sorte redoublée. Je cherche à savoir ce que je fais et je le dis. Une nouvelle distance sans commune mesure est alors instaurée au sein même du sujet. On passe de la simple conscience à la conscience de soi ou, comme l'écrit Sartre, de la "conscience (de) soi" à la "conscience de soi" explicite. Celle-ci implique une distance entre le je (qui pense) et le moi (qui est pensé). Corrélativement se creusent l'extériorité du monde et de l'altérité d'autrui.

Il a été déjà question à plusieurs reprises de l'activité consciente réfléchie. Le but était chaque fois de montrer que cette activité se déploie nécessairement sur un fond d'engagement spontané préalable et que nos efforts d'attention ne peuvent prétendre épuiser cette expérience vécue du corps propre, du monde primordial et d'autrui. Nous avons vu également que c'est dans le rapport à autrui, et notamment par l'expérience de la parole sous ses diverses formes, que le sujet peut sortir de l'anonymat et se situer par rapport à l'extériorité.

Il convient à présent de décrire positivement les modalités de la conscience de soi. Deux activités proprement réflexives vont être envisagées, le savoir et la moralité. Ces activités ne sont pas les seules. La production de symboles, la création artistique, le travail économique, la technique, la politique, pourraient être envisagées au même titre. Que le savoir soit abordé en premier lieu ne doit pas nous induire en erreur sur le sens des mots "réflexion" ou "activité réflexive". Malgré leurs connotations intellectualistes et méditatives, ces mots sont à prendre dans le sens où ils ont été définis jusqu'à présent et qui s'applique non seulement à la connaissance mais aussi, par exemple, à l'emploi de l'outil comme outil (cf. ch. III, sec V, 3) ou à l'invention d'une quelconque métaphore.


I. LE SAVOIR

Le savoir s'obtient par une triple négation Le savoir s'obtient par conquête sur la simple opinion. Celle-ci n'est pas critique et découle du "pré-savoir" impliqué dans la simple perception spontanée. Elle charrie des éléments culturels non assumés par le sujet. Le savoir est, quant à lui, issu d'une triple négation. La première est que je ne suis pas l'objet. La seconde, que je ne suis pas autrui et que mon point de vue n'est que le mien. Ceci a pour conséquence que le savoir objectif doit être édifié et ne peut l'être que moyennant des procédures au terme desquelles autrui et moi-même pourrons nous accorder relativement à l'objet.(Cf. Chap. précéd., fin de la section II) Ces deux négations se fondent sur une troisième, qui met en cause le sujet connaissant lui-même : en contrôlant ses propres activités, le sujet prend une distance critique par rapport au dogmatisme spontané de son attitude naturelle.

La négativité, loin d'être anarchique, fonde les opérations traditionnellement reconnues de l'élaboration du savoir. Elle fonde aussi les orientations prises par la démarche scientifique, notamment à l'époque moderne, tant en ce qui concerne les sciences formelles qu'en ce qui concerne les sciences empiriques.


1. La forme générale du savoir : le jugement

Seul le jugement est susceptible de vérité Déjà pour les anciens, le savoir n'est possible que par une prise de distance par rapport à notre implication perceptive dans le monde et cette distance s'effectue au moyen de concepts. On entend par concept le sens intelligible d'un mot en tant qu'il est distinct de celui-ci. Intelligible signifie universel, c'est-à-dire capable d'application à tous les individus d'une classe déterminée (l'individu est certes en fin de compte ineffable mais il n'y a de science que par l'universel).

D'autre part, au moyen des concepts, nous portons des jugements. Juger, c'est rapporter un concept (appelé prédicat) à ce dont on parle (appelé sujet de jugement) au moyen du mot "est" (appelé copule). Juger est un engagement actif. Par cet acte, le locuteur se porte responsable de la vérité ou de la fausseté de son affirmation, c'est à dire de la convenance ou non du prédicat au sujet de la proposition (une perception est ce qu'elle est , n'est ni vraie ni fausse ; de même un concept ; seul un jugement est susceptible de vérité, ainsi que l'exprime l'adage médiéval "veritas in judicio"). Cette prise de responsabilité est, comme disait Descartes dans la quatrième des Méditations, un acte de volonté libre. En effet, même si l'évidence s'impose en quelque sorte à mon entendement, je demeure libre de "faire une chose ou ne pas la faire (c'est à dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir)". Nous pouvons retenir de ceci que la vérité, qui a son lieu dans le jugement, suppose une liberté, c'est à dire un engagement responsable qui n'est nécessité par aucune influence extérieure. Si nous sommes entièrement conditionnés dans nos actes judicatifs, la vérité n'a plus de sens pour nous et le jugement non plus.

Avoir le sens de la vérité comme idéal du jugement implique une distanciation réflexive entre soi et soi. En effet, la vérité n'étant pas à ma guise, je dois pouvoir faire le départ entre mes opinions subjectives et ce qui peut-être affirmé objectivement. Ceci suppose une capacité autocritique dans laquelle on se distingue de soi-même.


2. Le savoir de type mathématique

Sans doute la mathématique, comme toute science, est-elle née historiquement dans les activités vitales (arpentage, commerce, stratégie, etc.). Toutefois, comme toute science, elle ne s'est constituée comme telle qu'à partir du moment où elle s'est posée comme autonome par rapport au monde de la vie.

Dans le cas de la mathématique, l'autonomie par rapport au monde de la vie est double. Non seulement ce savoir est "désintéressé" comme tout savoir qui se respecte, mais en outre il n'est pas expérimental : il ne porte pas sur les objets de l'expérience et il n'est pas fondé sur leur observation.

La distanciation réflexive se traduit en mathématique premièrement par la seule prise en compte de la quantité. Les nombres (quantité "discrète") et la grandeur (quantité "continue") ne sont pas, comme tels, des données d'expériences. Ils sont produits par l'imagination constructive (cf. le zéro, les décimaux illimités, etc...). Le nombre n'est pas non plus une idée platonicienne. C'est un pur schéma opératoire, impliqué dans une activité de l'esprit, celle de dénombrer. En second lieu, la distanciation se manifeste dans la caractère non descriptif mais seulement conventionnel des définitions, postulats et axiomes (il y a une géométrie euclidienne et une géométrie non euclidienne).Une définition mathématique ne décrit pas un objet extérieur mais crée un quasi-objet qui n'a d'autre consistance que celle que procure l'acceptation conventionnelle. Troisièmement, la distanciation se manifeste dans l'exigence de démonstration des théorèmes sans recours à l'expérience. Ceux-ci ne sont acceptés que dans la mesure où ils sont déductibles, par un jeu de substitutions tautologiques, du système conventionnel initial.


3. Le savoir de type empirique

Contrairement au savoir précédent, celui-ci porte sur les réalités observables, qu'il s'agisse des sciences de la nature ou de celles qui s'étendent aux affaires humaines.

Ceci mis a part, le rapport aux activités vitales est semblable à celui de la mathématique. La physique par exemple répond aux nécéssités de la technique qui elle-même répond à celles de la vie économique. La sociologie répond aux intérêts de la politique et de la gestion sociale. Les sciences empiriques ne se constituent cependant comme sciences proprement dites que lorsque la recherche s'abstrait des conditions vitales et passe par le détour d'une intentionnalité désintéressé (savoir pour savoir). Ceci ne les empêche nullement de contribuer après coup à la satisfaction des intérêts et ce d'autant mieux que le recul a été plus radical. Le désintéressement s'avère globalement "payant" .

Lorsqu'on dit que le savoir de type empirique porte sur les réalités observables, il ne faut pas oublier que, spécialement depuis l'époque moderne, ce savoir comporte une contruction méthodique de l'objet, tant au niveau de l'observation des faits qu'à celui de leur explication.


a. L'observation des faits

La perception est chargée de subjectivité. Elle nous révèle un monde qualitatif, hétérogène, constitué par des choses invariablement douées en elle-mêmes de leurs propriétés (les choses en plomb sont lourdes).

La science construit son objet en transformant systématiquement les qualités en rapports quantitatifs. La propriéte naturelle de lourdeur qu'Aristote attribuait jadis aux corps qui tombent (les corps lourds auraient en eux une tendance à aller vers le bas) est devenue un pur rapport numérique dans le cadre d'une théorie générale de la gravitation. La couleur d'un objet est réduite à une certaine longueur d'onde dans le cadre d'une d'une théorie ondulatoire de la lumière. Ce genre de réduction a permis à la science moderne d'appliquer la mathématique à la nature. Depuis le 17eme siècle, on s'accorde à reconnaître qu'il n'y a de science objective que sous l'intervention de la mathématique. La mesure des phénomènes est donc impérative et elle passe par l'utilisation d'instruments qui, autant que possible, déjouent les estimations spontanées. "Nous connaissons les relevés, non les qualités. Les premiers ressemblent aux secondes comme un numéro de téléphone à un abonné" (Eddington). L'instrument transpose l'observation dans un espace (cf. l'horloge, la balance, le thermomètre, etc) qui lui-même n'est pas l'espace vécu (cf.chap.III) mais un espace réputé homogène en toutes ses parties.

Les procédés de mesure sont un premier moyen de distanciation par lequel nous tentons de construire une objectivité, c'est à dire une valeur pour autrui comme pour nous compte tenu de ce que chacun n'est que soi, point de vue privé sur le monde. (Il reste néamoins, ainsi que cela a été souligné précédemment, que cette mensuration repousse mais n'élimine pas la perception spontanée, puisque celle-ci intervient toujours finalement dans la lecture des instruments; cf. chap. III, fin de la section IV).


b. La recherche de lois

Une loi scientifique est une équation mathématique La science ne se contente pas de collectionner les observations factuelles même dûment mesurées. Elle cherche à les expliquer et cette explication suppose elle aussi une structuration préalable de l'objet.

- L'explication est recherche du "pourquoi". Aristote recherchait dans l'essence des substances le principe de leur changement. Sa théorie de la causalité (matérielle, formelle, efficiente et finale) considère les productions de la nature par analogie à celles d'un sculpteur. La nature serait son propre artiste (l'art humain ne serait donc qu'une imitation de ce que fait la nature). La notion de cause a longtemps comporté (et a encore, dans certaines de nos attitudes) un aspect anthropomorphique, qui est la projection des notions juridico-morales d'imputation et responsabilité. Les développements des sciences modernes ont dépouillé l'objet de toute "volonté".

Le pourquoi prend dès lors le sens de comment. La causalité se ramène à la régularité. La loi de la chute des corps pour Galilée est une formule permettant de calculer la vitesse d'un corps à différents moments de sa chute. Une loi est une simple régularité entre les phénomènes, une relation constante et nécessaire entre eux, exprimable en une équation mathématique, selon le modèle général y = (f) x.

- La recherche des régularités s'effectue au départ d'hypothèses explicatives. L'observation des faits n'est pas une contemplation passive mais un interrogatoire, qu'il s'agisse de contredire une explication préexistante (étant donné des faits "polémiques") ou qu'il s'agisse de confirmer une explication que l'on entend faire prévaloir. Il importe ici de remarquer qu'une hypothèse peut être falsifiée (une seule observation peut ruiner une hypothèse) mais non, en rigueur de termes, vérifiée, parce que des conséquences vraies peuvent découler d'un principe faux. Elle peut seulement être plus ou moins confirmée par l'observation. Le philosophe contemporain K. Popper (décédé en 1994) a souligné ceci (Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1972), rappelant de la sorte le vieil adage scolastique "e falso sequitur quodlibet" (du faux découle n'importe quoi, du vrai comme du faux).

- Il faut à ce propos remarquer que la recherche de régularités empiriques (les lois empiriques) repose sur une présupposition fondamentale, qui n'est pas elle-même fondée sur l'expérience, et qui se trouve formulé dans le "principe de l'endendement pur " kantien : "tout ce qui arrive suppose quelque chose à quoi il succède, d'après une règle" (application a priori à la nature de la catégorie de causalité). Comment en effet les scientifiques pourraient-ils autrement pratiquer l'induction, c'est à dire fonder une loi empirique à portée générale sur un certain nombre d'observations qui la confirment et qui, même nombreuses, ne seront jamais qu'en nombre limité?

L'induction n'est possible que sous la présupposition qu'il y a de la régularité dans tout ce que nous offre la nature observable. Il y a donc un déterminisme méthodologique à la base de la recherche empirique. On concèdera que les lois empiriques découvertes ne sont que des explications partielles, qu'il reste des zones inconnues peut-être illimitées, que les lois, surtout en microphysique, ne sont que des lois statistiques, que nos moyens d'investigation sont insuffisants et la science est loin d'être achevée. Il reste que l'activité du chercheur serait dépouvue de motivation s'il ne se donnait à priori la certitude qu'il n'y a en quelque sorte " pas de fumée sans feu", qu'il n'y a ni miracle ni génération spontanée, etc... Ce déterminisme étant universel, il n'est pas fondé sur l'expérience. Il la fonde plutôt, en tant que préalable indispensable. Pour cette raison, sa valeur est méthodologique mais pas ontologique.

Ces dernières remarques sont particulèrement importantes lorsqu'il s'agit de sciences humaines. Le chercheur vise la découverte de lois qui conditionnent les comportements humains. En raison de cette optique, il ne peut découvrir la liberté humaine ( des actes non conditionnés) dans aucune recherche empirique. Mais rien non plus ne permet de nier la possiblité ontologique de comportements inconditionnés. Dans l'ordre du savoir théorique, il y a autant de dogmatisme à nier la liberté ontologique qu'à prétendre mettre le doigt dessus.

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UCL | Droit | Mise à jour : 03.03.99 - Responsable : Thomas De Praetere

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