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CHAPITRE IV
L'INTERSUBJECTIVITÊ

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I. L'autre sujet comme problème
    1. L'inférence analogique
    2. La gêne d'être regardé

II. L'intersubjectivité primordiale

III. Le désir
    1. Désir d'autrui et conscience explicite de soi
    2. Désir d'autrui et préhistoire de la conscience

IV. La parole

V. La dimension éthique de la reconnaissance d'autrui


 

 

Le rapport à autrui est constitutif de la subjectivité Le sujet conscient, capable de dire "je", est au monde parce qu'il est corporel. Or, cet accès au monde n'est pas indépendant de la relation à autrui. Celle-ci n'est pas une expérience seconde qui s'ajoute à un vécu individuel. L'objet de ce chapitre est de rechercher comment et jusqu'à quel point le rapport à autrui est constitutif de la subjectivité. Aborder le thème d'autrui n'est pas anticiper sur le thème de la société, annoncé pour plus tard. La société n'est pas autrui, elle n'est personne et on ne lui parle pas.

I. L'AUTRE SUJET COMME PROBLÈME

1. L'inférence analogique

Comment peut-il exister un autre sujet que moi-même? Ce problème (plutôt vertigineux) apparaît assez naturellement dans une perspective cartésienne. La certitude réflexive du cogito, telle que Descartes la concevait, est au départ un fondement solitaire puisque je suis seul à pouvoir exercer cette réflexion prétendument adéquate. Descartes croit pouvoir éviter le solipsisme de la manière suivante. Il est, d'une part, possible d'être certain de l'existence du corps d'autrui comme chose étendue grâce au critère de l'idée claire et distincte et à la garantie de la véracité divine. D'autre part, pour y reconnaître un autre être pensant, on effectue une démarche non perceptive mais intellectuelle.

L'inférence analogique Nous lisons, dans la deuxième des Méditations: "que vois-je de cette fenêtre sinon des chapeaux et des manteaux qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints, qui ne se remuent que par ressorts, mais je juge que ce sont de vrais hommes; et ainsi je comprends par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux". Le jugement en question est un raisonnement analogique : de même que mon âme est unie à mon corps, le corps d'autrui, semblable au mien, est habité par une âme semblable à la mienne.

Cette solution du problème de l'existence d'autrui ne paraît pas satisfaisante. Comment peut-on, à la fois se tenir au critère de l'idée claire et distincte et admettre cette contradiction que renferme le transfert de l'ego qui n'est, par définition, nullement transférable? En outre, il est douteux que l'identité d'autrui soit respectée dès lors que, dans l'analogie, nous nous mettons à sa place.


2. La gêne d'être regardé

Non pas mon regard sur lui, mais son regard sur moi Sartre estime pouvoir éviter l'impasse en recourant à la description d'une expérience spéciale qui contiendrait la manifestation de l'existence de l'autre. Loin de m'être connu par analogie à partir de moi-même, autrui me surprend par son regard. Cette irruption est ressentie comme gêne. D'abord, autrui fait apparaître la contingence du sens que mon projet donne aux choses : ce sens n'est plus le seul possible. En quelque sorte, le regard étranger me vole mon monde. Mais il y a plus radical : ce regard peut se poser sur moi.

"Imaginons, écrit Sartre, que j'en sois venu, par jalousie, par intérêt, par vice, à coller mon oreille contre une porte, à regarder par le trou de la serrure. Je suis seul et sur le plan de la conscience non-thétique (de) moi. Cela signifie d'abord qu'il n'y a pas de moi pour habiter ma conscience. Rien, donc, à quoi je puisse rapporter mes actes pour les qualifier. Ils ne sont nullement connus, mais je les suis et, de ce seul fait, ils portent en eux-mêmes leur totale justification (...). Or, voici que j'ai entendu des pas dans le corridor : on me regarde. Qu'est-ce que cela veut dire? C'est que je suis soudain atteint dans mon être et que des modifications essentielles apparaissent dans mes structures - modifications que je puis saisir et fixer conceptuellement par le cogito réflexif (...). Cela signifie que j'ai tout d'un coup conscience de moi en tant que m'échappe, non pas en tant que je suis le fondement de mon propre néant, mais en tant que j'ai mon fondement hors de moi (...). C'est la honte ou la fierté qui me révèlent le regard d'autrui et moi-même au bout de ce regard (...). Je ne puis avoir honte que de ma liberté en tant qu'elle m'échappe pour devenir un objet donné"
(L'Etre et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, pp. 317-319).

La signification de mon corps est donc modifiée. Avant, je n'avais pas un corps, je "l'existais"; il n'était pas chose, mais accès aux choses. Maintenant, je réfléchis : j'apprend que mon corps-sujet est aussi un objet au milieu du monde, puisqu'il a permis à l'autre de me voir et d'interpréter mon comportement à sa guise. Notre conscience de l'existence d'autrui est contemporaine de notre conscience réflexive de nous-mêmes.

On connaît le mot de la pièce Huis-Clos : "l'enfer, c'est les autres". Le cercle infernal est que, d'une part, autrui m'objective sous certaines qualifications alors que ma liberté est "un refus indéfini d'être quoi que ce soit" et que, d'autre part, pour affirmer néanmoins ma liberté, je constitue à mon tour l'autre en objet en le qualifiant à ma façon : il est coléreux, généreux, lâche, etc... Sartre n'exclut toutefois pas la possibilité d'une réciprocité d'être libres qui se reconnaissent tels. Les libertés sont solidaires dans leur reconnaissance comme dans leur méconnaissance. Cependant, cette reconnaissance réciproque est une tâche difficile dans laquelle le moment de la négation, sous une forme ou sous une autre, paraît inévitable. Hegel avait déjà affirmé que la lutte des consciences appartenait à la dialectique du désir d'être reconnu.

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UCL | Droit | Mise à jour : 03.03.99 - Responsable : Thomas De Praetere

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