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II. ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ SELON K. MARX L'économie est l'utilisation (ou la science de l'utilisation) de moyens rares pour des fins multiples. Cette définition classique met l'accent sur l'allocation des ressources en vue de la consommation. Le fait économique principal est cependant la production des moyens d'existence par le travail. Viennent ensuite en ordre logique la distribution et l'échange des biens et, enfin, la consommation. La vie économique est un phénomène essentiellement social, la production est un processus collectif. La structure de la vie économique détermine la vie sociale dans ses divers secteurs. Elle préexiste à l'action de l'individu qui se trouve par là (en tant qu'homo oeconomicus) considérablement conditionné. De plus, la vie économique donne lieu à une exploitation des hommes entre eux, de sorte que beaucoup sont dominés. Il peut donc se faire que les processus économiques soient aliénants. Dire qu'un être subit une aliénation, c'est dire que son être propre lui est comme enlevé, qu'il est pour ainsi dire rendu étranger (lat. alienus) à lui-même. Ceci est tout autre chose que le fait de subir un quelconque préjudice. L'emploi du mot suppose une conception au moins implicite de ce qui constitue le propre de l'être humain. Il va de soi que le fait d'avoir des besoins et d'être par conséquent producteur, allocataire, échangeur et consommateur n'est pas une aliénation puisque ce sont là des dimensions inéluctables de l'existence humaine, de même que le fait d'être social et historique. Cependant, les caractères essentiels du sujet, sa transcendance même, peuvent être compromis par certaines situations, lorsque celles-ci l'empêchent , non pas sans doute d'être homme, mais de signifier extérieurement une existence proprement humaine. Notons que la vie économique au sens strict n'est pas la seule source d'aliénation possible et que l'on peut parler d'aliénation politique, culturelle, etc... La pensée de Marx peut-être prise comme exemple de théorie de l'aliénation économique au sens de domination (points 1 et 2). On verra ensuite (points 3 et 4) que le marxisme soulève aussi le problème de l'aliénation au sens de conditionnement. 1. Le travail et l'aliénation Commençons par considérer l'extrait suivant qui figure sous le titre Le travail aliéné dans les Manuscrits de 1844 (Paris, éd. sociales, 1972, p.60-61) : "Or, en quoi consiste l'aliénation du travail? D'abord dans le fait que le travail est extérieur à l'ouvrier, c'est à dire qu'il n'appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s'affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l'aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l'ouvrier n'a le sentiment d'être auprès de lui-même (bei sich) qu'en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il se sent pas chez lui. Son travail n'est donc pas volontaire, mais contraint, c'est du travail forcé. Il n'est donc pas la satisfaction d'un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu'il n'existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l'homme s'aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l'ouvrier du travail apparaît dans le fait qu'il n'est pas son bien propre, mais celui d'un autre, qu'il ne lui appartient pas, que dans le travail l'ouvrier ne s'appartient pas lui-même, mais appartient à un autre. (...) On en vient donc à ce résultat que l'homme (l'ouvrier) ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer, tout au plus encore dans l'habitation, la parure, etc., et que dans ses fonctions d'homme, il ne se sent plus qu'animal. Le bestial devient l'humain et l'humain devient bestial. Manger, boire, procréer, etc., sont certes aussi des fonctions authentiquement humaines. Mais, séparées abstraitement du reste du champ des activités humaines et devenues ainsi la fin dernière et unique, elles sont bestiales". Ce texte est à mettre en rapport avec l'extrait de l'Idéologie allemande cité plus haut, chap.II, sec IV, 2, et dans lequel on trouve une conception de l'homme. Celui-ci ne s'humanise que dans la praxis, c'est à dire dans la production collective de son existence matérielle : sa pensée, sa volonté et la culture ne se développent authentiquement qu'au sein d'une telle pratique. Le travail ainsi entendu n'est pas un simple moyen de satisfaire des besoins mais, un but en lui-même, la réalisation de l'humain. Dans la mesure où cette activité est possédée par le propriétaire de l'entreprise qui l'emploie, l'ouvrier est aliéné car il ne peut manifester son humanité que dans des activités (manger, procréer, etc.) qui, une fois coupées de l'activité productive, sont celles de son animalité. On voit que l'aliénation provient de la possession du travail par celui qui l'a acheté contre salaire et non directement de la pauvreté du travailleur ou de la dureté du travail, quoique celles-ci puissent en découler. La vente et l'achat de la force de travail est ce qui permet l'exploitation du travail par l'employeur lorsque celui-ci paie un salaire inférieur à ce que le travail lui rapporte. 2. La production capitaliste a. Fonctionnement Dans le Capital, Marx passe à l'analyse économique afin d'expliquer les mécanismes de l'exploitation, particulièrement dans le système capitaliste. Ce système suppose une économie marchande où les biens s'achètent et se vendent (d'où il convient de distinguer valeur d'usage et valeur d'échange d'une marchandise). Il a en propre que, comme le nom l'indique, l'argent peut y devenir capital. Le capital, précise Marx, c'est l'argent qui "fait des petits". Comment? Ceci n'est possible que par la vente et l'achat sur le marché d'une marchandise particulière: la force du travail. Cette force est payée par un salaire qui couvre en principe sa "valeur d'échange" (on dit aussi sa "valeur marchande") et qui équivaut à l'ensemble de ce qui est nécessaire à la subsistance et à la reproduction du travailleur. Mais, comme le travail est créateur (produit plus que ce qui est nécessaire à la subsistance et à la reproduction du travailleur), la force de travail une fois utilisée rapporte une "plus value" par rapport à son coût. L'exploitation capitaliste consiste en ce que cette différence entre la valeur marchande et valeur d'usage de la force de travail est soustraite au producteur et vient accroître le capital investi par l'entrepreneur capitaliste. b. Condition Mais il ne va pas de soi que la force de travail vienne sur le marché (ce n'est notamment pas le cas dans le mode de production féodal ou dans le système esclavagiste). Nous lisons à ce propos Le Capital : "Le rapport officiel entre le capitaliste et le salarié est d'un caractère purement mercantile. Si le premier joue le rôle de maître et dernier le rôle de serviteur, c'est grâce à un contrat par lequel celui-ci s'est non seulement mis au service, et partant sous la dépendance, de celui-là, mais par lequel il a renoncé à tout titre de propriété sur son propre produit. Mais pourquoi le salarié fait-il ce marché? Parce qu'il ne possède rien que sa force personnelle, le travail à l'état de puissance, tandis que toutes les conditions extérieures requises pour donner corps à cette puissance, la matière et les instruments nécessaires à l'exercice utile du travail, le pouvoir de disposer des subsistances indispensables au maintien de la force ouvrière et à sa conversion en mouvement productif, tout cela se trouve de l'autre côté. Au fond du système capitaliste il y a donc la séparation radicale du producteur d'avec les moyens de production." (trad. J. Roy, Paris, Garnier- Flammarion, 1969, p. 528). Marx entend par classe sociale un ensemble d'individus qui ont un même rapport à la propriété privée des moyens de production (propriété juridique et/ou possession effective). Au fondement du mode de production capitaliste se trouve l'opposition deux classes : la bourgeoisie a la pleine propriété des moyens de production (matières premières, outils, machines, fonds de roulement) tandis que les prolétaires ne sont propriétaires que de leur force de travail et doivent nécessairement la vendre pour subsister. Le communisme est défini a contrario par la propriété collective des moyens de production (société sans classe) et donc par le fait que personne ne doit vendre son travail. Comment y arrive-t-on? Le capitalisme contient selon Marx les germes de sa propre destruction. Son développement sous l'effet conjugué de l'augmentation des forces productives (moyens, techniques, science) et de la concurrence est de nature à entraîner la concentration du capital en des mains moins nombreuses et l'accroissement ainsi que la paupérisation du prolétariat. Les conditions seront alors réunies pour une révolution (changement de système) violente (vu l'incompatibilité des intérêts de classe). Cette révolution impliquera une dictature du prolétariat tant que des traces de l'ordre ancien subsisteront, tandis que, dans la deuxième phase du communisme, la propriété collective des moyens de production ne sera plus menacée et les classes disparaîtront. 3. La société comme structure L'analyse économique du fonctionnement de l'exploitation a conduit Marx à examiner aussi des aspects de la vie sociale qui ,comme l'État et la religion, ne sont pas strictement d'ordre économique mais contribuent au maintien d'une organisation économique donnée. La thèse matérialiste (cf. chap. II, sec IV) s'en trouve affinée dans la mesure où sont précisées les modalités selon lesquelles les hommes sont déterminés par la production des biens matériels. Cet affinement et cette précision tiennent, si on en croit l'interprétation structuraliste qu'Althusser a donnée de la pensée marxiste, dans le fait que l'ensemble de la vie sociale est considérée comme un tout complexe obéissant à des lois de structure. Rappelons qu'on entend par structure un système de relations qui régit des éléments d'un ensemble de manière telle que chaque élément ne fonctionne et n'est compréhensible que par ses relations à tous les autres. Il apparaît que le capitalisme, comme d'ailleurs le système féodal ou le système esclavagiste, n'est pas seulement un mode de production des biens économiques mais est aussi un mode de production de la société entière. Pris en ce sens large, un mode de production est une structure globale comportant trois instances régionales elles-mêmes structurées: les instances économique, juridico-politique et idéologique. Le niveau économique, appelé infrastructure, comporte les forces productives matérielles (en ce compris l'état des techniques et de la science) et les rapports de production (notamment les relations de classe). L'instance juridico-politique (qui, avec l'idéologie, constitue la superstructure) trouve sa spécificité dans la nécessité d'assurer la coordination, la surveillance et la gestion de l'activité sociale. Cette fonction technico-administrative somme toute assez légère est, dans les sociétés marquées par la domination d'une classe sur les autres, surdéterminée par une fonction de domination : les appareils institutionnels existants deviennent alors des instruments par lesquels la classe dominante se soumet les autres classes. L'État, qui apparemment n'intervient pas dans l'exploitation capitaliste permet cependant une extorsion "pacifique" de la plus-value en garantissant, par la contrainte publique, la propriété privée des moyens de production et la "liberté" individuelle de vente et d'achat de la force de travail. L'instance idéologique trouve sa spécificité dans la nécessité (déjà soulignée à propos de la culture) de représentations communes pour qu'une coopération sociale puisse avoir lieu. L'idéologie est à prendre ici dans un sens large et pas nécessairement péjoratif. Cette fonction de socialisation est, dans les sociétés de classes, surdéterminée par une fonction de domination: la classe dominante impose des représentations du monde et de la vie qui, apparemment désintéressées, facilitent l'exploitation en la masquant. L'idéologie prend alors un sens plus strict et péjoratif et se définit comme suit : idées et jugements de valeur plus ou moins socialement répandus qui reflètent et qui servent, sans que cela apparaisse à première vue aux porteurs eux-mêmes, les intérêts matériels de groupes sociaux particuliers. Les deux instances de la superstructure comportent une spécificité et donc une certaine autonomie par rapport à l'infrastructure. Alors qu'au début Marx les considérait comme de simples reflets, il a dû peu à peu reconnaître leur efficacité propre. Toutefois, cette autonomie demeure relative : la base économique demeure toujours, selon le mot d'Althusser, déterminante en dernière instance. Le poids de chaque instance dans la vie sociale est déterminé par la manière dont les hommes produisent les biens matériels (ainsi par exemple si, dans le système féodal, l'idéologie et la politique pèsent plus que dans le système capitaliste, c'est parce que, au niveau strictement économique, rien n'oblige en fait le serf, qui détient effectivement les moyens du production, à travailler pour son seigneur qui en a la propriété juridique, tandis que, dans le système capitaliste, le prolétaire, qui ne possède d'aucune manière les moyens de production, est économiquement obligé de vendre sa force de travail pour survivre). Le mode de production apparaît donc comme un type global de structure sociale. Dans une société concrète déterminée, plusieurs modes de production peuvent coexister (p. ex. la société française à l'avènement de Napoléon III, que Marx décrit en 1852 dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte) et leurs diverses instances peuvent entretenir des relations très compliqués au sein d'une même "formation sociale". 4. Remarque sur le conditionnement et la liberté Au terme de cet aperçu schématique de la sociologie marxiste, il semble que le sujet humain, responsable de son projet, disparaît de l'histoire si, comme l'écrivait Marx : "dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté; ces rapports de production correspondent à un degré donné de développement de leurs forces productives matérielles " (avant-propos de la Critique de l'économie politique de 1859). Cette impression est renforcée par l'interprétation structuraliste où l'individu semble pris dans un réseau de structures dont il n'est que le "porteur". Ainsi la pensée de l'individu, lorsqu'elle est objectivée et analysée au moyen de concept d'idéologie apparaît comme une simple résultante du système socio-économique. L'analyse marxiste est une tentative parmi d'autres d'objectiver scientifiquement les phénomènes sociaux. De façon générale, la méthode scientifique implique la mise entre parenthèses de la liberté. De là peut naître l'impression qu'à tous égards l'homme est déterminé. Une telle conclusion n'est cependant pas évidente du tout. Il ne faut notamment pas négliger l'acte même de l'économiste-sociologue, qui effectue l'analyse et dégage les structures. Sa démarche n'est pas gratuite, elle vise généralement à orienter l'action, en l'occurrence l'action révolutionnaire (on peut soutenir que le projet humaniste n'a jamais cessé de sous-tendre l'effort théorique de Marx). L'acte même d'analyse effectué par l'économiste-sociologue implique dès lors une transcendance réflexive par rapport à son thème et nous pouvons retrouver ici (au niveau de cet acte même) la possibilité de la liberté humaine essentielle, non-objectivable mais inéliminable. E. Weil explique cela dans le passage suivant où il parle de l'analyse objective des comportements et de la liberté (agir en connaissance de cause) qui pourtant est impliquée dans la description même de tout ce qui nous conditionne (et qui pourrait en un premier temps nous faire pencher en faveur du relativisme) : "celui qui prétend révéler objectivement le vrai motif des actions humaines ne se contente pas de fournir une description ; sa description est faite en vue d'un but : elle doit lui permettre de s'orienter dans le monde, d'agir en connaissance de cause et des causes, mais nullement d'agir - ou plutôt de fonctionner - à la manière décrite : sinon pour agir il n'aurait pas plus besoin de la connaissance des lois que les pierres n'ont été obligées d'attendre Galilée pour tomber correctement."(Philosophie morale, Paris, Vrin, 1969, p. 27). On remarquera que ce raisonnement ne conduit pas à reconnaître la liberté humaine contre les progrès de la science des déterminations et des structures mais avec et par eux; il ne peut être question de s'en dispenser; que du contraire.
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