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CHAPITRE VI
LA SOCIÉTE

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I. Définir la société
    1. La société comme structure
    2. La société comme système culturel
    3. Les usages du concept sociologique de culture
    4. Vers un approfondissement du concept de culture

II. Economie et société selon K. Marx
    1. Le travail comme aliénation
    2. La production capitaliste
    3. La société comme structure
    4. Remarque sur le conditionnement et la liberté

III. Economie et société selon H. Arendt
    1. L'anthropologie de l'activité
    2. De l'antiquité à l'époque moderne

IV. Commentaire de la position de H. Arendt


Ce chapitre ne fait pas double emploi avec le chapitre consacré antérieurement à l'intersubjectivité. La relation à autrui n'est pas l'enracinement social, même si l'un ne va pas sans l'autre. Autrui a un visage, contrairement à la société qui est une structure globale portée par une tradition historique.


Vivre en société est une dimension constitutive de l'existence humaine (l'aventure de Robinson est elle-même représentative de la société anglaise du début du dix-huitième siècle). La question n'est pas ici de savoir si l'homme peut vivre hors société mais plutôt de savoir si, étant un être social, il est capable de transcender son enracinement, d'être libre et responsable à cet égard ou si, au contraire, l'individu n'est qu'une abstraction.

La société comporte de multiples manifestations : économie, relations familiales, état politique, langue, goûts et valeurs, manifestations artistiques, religion, droit, morale, etc. On peut tâcher de comprendre l'ensemble en s'attachant d'abord à définir la société de manière à recouvrir assez largement les diverses manifestations de la vie sociale. Ce sera l'objet de la première section. Mais il est exclu, dans le cadre de ce cours, d'engager une réflexion soutenue sur chaque type de manifestation systématiquement. Tout au plus peut-on faire un choix et voir, dans un secteur déterminé, comment liberté personnelle et enracinement social peuvent se rapporter l'un à l'autre. Tant qu'à choisir, faisons un choix qui nous permette de réfléchir le plus utilement possible à des problèmes majeurs de notre actualité. Il se fait que, contrairement à ce qui se passait à d'autres époques où à ce qui se passe encore en certains lieux reculés, la vie économique paraît aujourd'hui occuper l'entièreté du champ social. Tout semble pénétré de rationalité économique : non seulement la production des moyens matériels d'existence mais aussi l'enseignement, l'information, la politique, l'art, etc. Ceci ne va pas sans soulever de graves problèmes d'intégration sociale. Les dernières section seront donc consacrées aux différentes manières de se représenter les rapports entre économie et société.


I. DÉFINIR LA SOCIÉTÉ

1. La société comme structure

 La société est à la fois plus et moins qu'un ensemble de personnes. Moins parce que les personnes n'y ont place que comme porteurs de rôles et de fonctions. Il y a une différence entre le prochain et l'acteur social, que P. Ricoeur appelle le "socius" : "le socius, c'est celui que j'atteins à travers sa fonction sociale; la relation au socius est une relation médiate; elle atteint l'homme en tant que..." (Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1955, p. 102). Par ailleurs, la société est aussi davantage que la somme des personnes qui la composent. Chaque rapport interindividuel passe en effet par l'intermédiaire de la structure formée par toutes les relations sociales. Lorsqu'ils se marient, par exemple, les individus entrent dans un rapport qui est déjà formé par la tradition. Il est d'observation courante que les hommes se comportent différemment lorsqu'ils sont en groupe et lorsqu'ils sont seuls. On peut ajouter à cela que la solitude elle-même est vécue en fonction de la manière dont les autres la recherchent ou la fuient. Bref, le tout est ici plus que la somme des parties.

On entend par structure un ensemble d'éléments interdépendants dont chacun doit son sens aux relations qu'il entretient avec tous les autres éléments de l'ensemble (une pièce du jeu d'échecs se définit par le paquet de relations constitué par les règles du jeu d'échecs, un mot d'une langue doit son sens aux règles de similitude ou d'opposition qui le situent par rapport à tous les mots de la langue, etc.)

La sociologie est une étude empirique des phénomènes sociaux ainsi pris dans leur aspect collectif. Partant de l'observation et de la comparaison elle cherche à découvrir les relations entre les faits et la structure que forment ces relations. La philosophie sociale, quant à elle, n'a pas pour fonction d'ajouter à cette connaissance mais de s'interroger, d'une part, sur les conditions épistémologiques d'un tel savoir (peut-on être à la fois sujet et objet de son observation?) et, d'autre part, sur le caractère humain de l'existence de l'acteur social (la société n'est-elle qu'un système et l'individu n'est-il qu'une fonction sociale?).

On remarque que la notion de société telle qu'elle vient d'être définie est déjà utilisable au point de vue biologique. Elle vise alors un ensemble animal naturel d'individus de même espèce en tant qu'il occupe et conditionne un biotope (termitière, zone de chasse, etc.) par le moyen d'un système de fonctions différenciées (mâles, femelles, ouvriers, soldats, leaders, etc.) dans lequel les interactions obéissent à des codes qui préexistent aux individus (postures, secrétions, émissions sonores, etc...)

La notion de société doit donc être précisée lorsqu'il s'agit de société humaine. (Nous omettrons dorénavant cette épithète car la société animale est une expression manifestement analogique). La société n'est pas seulement un fait de nature au sens biologique mais également un produit de culture. Celle-ci s'ajoute au donné biologique et lui donne sens.


2. La société comme système culturel

La sociologie actuelle tient compte de ce que la société est un système culturel.

Du point de vue sociologique, on entend par culture un triple héritage, cognitif, évaluatif et normatif, partagé par les membres d'un groupe humain et qui constitue un préalable nécessaire aux interactions significatives des uns à l'égard des autres. Cet héritage renferme des éléments aussi divers que les connaissances, le savoir-faire, la religion, la langue, les règles de politesse, le mode vestimentaire, les institutions politiques et les manières de cuisiner.

De plus, la culture est nettement distinguée des codes de conduite que l'on observe chez les animaux. En premier lieu on la conçoit comme acquise et non comme innée. L'enfant met beaucoup plus de temps que le petit animal à devenir socialement adulte et l'adulte humain n'en a d'ailleurs jamais fini avec l'éducation. (Engendrer un homme, c'est aussi travailler longtemps à son éducation et à sa socialisation.) La culture, bien que l'on parle d'héritage culturel, n'est pas héréditaire, contrairement à la nature biologique des individus. Celle-ci se transmet génétiquement, par simple hérédité. Dans cette perspective, il apparaît que les animaux et les hommes sont soumis aux lois biologiques de l'évolution, mais que les hommes seuls ont une histoire. Deuxièmement, la culture est multiple. Les animaux de même espèce ont, à quelques détails près, les mêmes types de conduite et les mêmes codes de communication. Les hommes ont sans doute en commun le langage comme faculté de parler mais les langues sont multiples et, comme on dit, étrangères les unes aux autres. Nature et culture différent donc en ceci que la nature est universelle et nécessaire dans l'espèce tandis que la culture est particulière et contingente. (cf. le premier chapitre du livre de Cl.LEVI-STRAUSS, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, P.U.F., 1949). Si le fait culturel se retrouve au sein de tout groupe social et si donc l'existence d'une culture, vu son universalité, appartient par un côté à la naturalité de l'homme, toute détermination de la culture (parler telle langue, avoir telle règle de distribution des rôles familiaux, etc...) est propre à un groupe social déterminé.


3. Les usages du concept sociologique de culture

Le concept sociologique qui de culture présente un premier avantage qui est d'élargir considérablement le sens courant du mot en ce qui concerne la diversité du contenu de la culture et ceci nous préserve d'un certain intellectualisme qui consiste en ce que,lorsqu'on parle de "magazine culturel" ou lorsqu'on dit que quelqu'un est "cultivé", on réserve le mot culture à un certain type de production intellectuelle ou artistique alors que ce n'est là qu'une petite partie de l'ensemble des représentations acquises qui sont nécessaires à l'interaction sociale. Lorsqu'on parle de gens "cultivés" et de gens "incultes" on oublie que la culture fait partie de la définition de la société, que tout groupe humain possède sa culture et qu'un homme sans culture, de même qu'un homme non socialisé, n'est qu'une notion-limite, une vue de l'esprit. La culture n'est pas le fait d'une élite.

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Un deuxième avantage est que le concept sociologique de culture, avec l'idée de multiplicité qu'il comporte, nous préserve de l'ethnocentrisme. Celui-ci est la tendance à ne reconnaître l'existence que d'une seule véritable culture, la sienne propre, et à ne reconnaître l'existence de cultures étrangères que dans la mesure où elles ressemblent à la première. Le mot s'emploie alors de préférence au singulier, une culture particulière étant posée comme culture universelle. L'ethnocentrisme, régulièrement combattu par les sociologues, est pour eux d'abord un ennemi de l'intérieur. C'est la référence incontrôlée du sociologue à sa propre culture lorsqu'il entreprend de comprendre d'autres groupes et d'autres cultures. On ne peut certes s'en prémunir une fois pour toutes. Le vécu préréfléchi est toujours une condition primordiale de l'objectivité scientifique. Mais il reste que la science n'est pas la perception et que la sociologie a pour fonction de détecter, de contrôler et de neutraliser autant qu'il est possible le recours inévitable à la culture d'origine.

Un troisième avantage vient de ce que, excluant l'innéité, le concept sociologique de culture nous préserve du racisme primaire. Une confusion de la nature et de la culture est en effet à la source du racisme dans la mesure où celui-ci est une prétention d'expliquer les différences culturelles par des différences biologiques. On appelle race une subdivision de l'espèce caractérisée par la possession en commun de certains caractères transmissibles par hérédité (l'ensemble des femmes ne constitue pas un exemple de race; par contre, la couleur de la peau, certains systèmes immunologiques, peuvent être des critères de races, qui d'ailleurs ne se recouvrent pas). Ces différences ne sont pas par elles-mêmes significatives sur le plan culturel. A supposer que l'aptitude à la culture soit inscrite dans le patrimoine génétique de chaque individu humain, on n'y trouve cependant nulle trace de disposition culturelle déterminée pour telle langue, telles moeurs ou telle organisation des rapports de production. Le racisme a pour effet de réifier, en les transférant au plan biologique, les différences culturelles qui sont matière à conflit entre les groupes sociaux. Cette réification exacerbe les conflits dans la mesure où elle tend à faire disparaître les individus derrière des "essences" dont ils seraient porteurs (cf. la thèse sartrienne évoquée chap. II, sec. V, 2, in fine).

Toutefois, à côté d'avantages évidents, le concept sociologique de culture recèle un danger, le culturalisme. Se limiter à un point de vue exclusivement sociologique sur la culture conduit au relativisme et à l'indifférentisme. Sous prétexte d'objectivité, de refus de l'ethnocentrisme, de pluralisme , de respect des différences culturelles, on peut en arriver à s'abstenir de tout jugement, à fuir toute discussion sérieuse entre représentants de cultures différentes, à considérer toutes les idées, normes et jugements de valeurs comme équivalents pourvu qu'ils soient de réels témoignages d'une culture particulière existante. Ce faisant, on enferme les individus, y compris soi-même, dans leur culture locale, et on renonce à poursuivre, dans la discussion, des valeurs universelles. Ceci équivaut à une "défaite de la pensée", comme l'indique le titre d'un ouvrage d'A. Finkielkraut (Paris, Gallimard, 1987). Cet auteur dénonce un excès de tolérance qui réintroduit le racisme sous une forme culturelle. Le culturalisme ambiant, bien que ne s'appuyant sur aucune base biologique, enferme en effet autant l'individu dans son appartenance que le faisait le racisme primaire.


4. Vers un approfondissement du concept de culture

La culture est la recherche en commun du Vrai, du Beau et du Bien Éviter le culturalisme, c'est reconnaître que le mot culture peut avoir un sens au delà de son acception sociologique (laquelle ne doit évidemment pas être répudiée pour autant).

La culture n'est pas qu'une composante de la structure sociale anonyme. En réalité, celle-ci ne suffit pas à fonder l'intercompréhension des comportements. La participation sociale n'est pas réductible à une fonction dans un système. La société avec ses représentations collectives est un "on" sans visage. Je ne puis m'y retrouver qu'au départ d'une communication concrète avec des gens qui en ont un et avec qui je puis parler (on ne parle pas à la société). Le fondement de la culture est l'engagement personnel et interpersonnel.

Un autre sens du mot culture peut être trouvé dans la tradition philosophique antérieure à l'apparition de la sociologie, chez bon nombre de philosophes contemporains ainsi que dans maints usages courants du terme. Le mot évoque alors plutôt l'activité de développement de ses facultés propres dans la communication avec autrui. La culture procède de la recherche en commun du vrai, du beau et du bien. Elle suppose ce que J. Habermas appelle une activité communicationnelle, libre de domination. La culture est alors source du sens que nous pouvons donner à notre vie. Rechercher le sens sous la triple forme du vrai, du beau et du bien, cela n'est possible que sous la supposition que nous soyons en cela libres de contraintes et capables de discussion désintéressée. Cela implique la capacité de dépasser la nécessité de satisfaire nos besoins, qu'il s'agisse des besoins biologiques (se nourrir, s'abriter, procréer) ou qu'il s'agisse de leur multiplication sociale (cf par ex. le marketing et la publicité dans une société de consommation).

La défaite de la pensée n'est évitée, selon l'ouvrage cité de Finkielkraut, que si nous parvenons à concilier le respect des différences culturelles et la culture des valeurs universelles. On renoue ainsi, sans retomber dans l'ethnocentrisme, avec la tradition de l'Aufklärung telle qu'elle a été formulée par Kant au moyen des trois maximes suivantes : penser par soi-même, en tenant compte du point de vue de tout autre, et de façon conséquente.

 

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UCL | Droit | Mise à jour : 03.03.99 - Responsable : Thomas De Praetere

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