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CHAPITRE VI d
LA SOCIÉTE

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IV. COMMENTAIRE DE LA POSITION DE H. ARENDT

La division du temps de travail et l'utilisation du temps libre sont à inventer Les dernières phrases citées éclairent le problème fondamental que pose à une société économiquement développée l'utilisation du temps libéré par la productivité (celle-ci se définit par la vitesse de production c'est-à-dire le rapport entre quantités produites et temps de travail nécessaire et elle s'explique par l'organisation du travail et les machines). Le temps libéré est rarement mis au service de l'épanouissement des individus dans l'oeuvre et dans l'action. En l'absence de répartition du temps de travail nécessaire à la production, la société se dualise en travailleurs stressés qui ne voient dans le temps libre qu'un temps de consommation compensatoire et en chômeurs chez qui le sentiment d'exclusion, l'effacement progressif des qualifications, la dépendance économique et la comparaison avec les actifs détruisent le minimum de confiance en soi nécessaire aux initiatives personnelles. Une répartition plus équitable du temps de travail enlèverait certes un obstacle considérable à l'utilisation positive du temps de libéré mais elle n'entraînerait pas automatiquement celle-ci. L'utilisation positive du temps de non-travail est en effet largement à redécouvrir car ce temps a été et continue d'être envahi par l'activité économique telle qu'elle se manifeste, d'une part, dans les multiples secteurs du business culturel et, d'autre part, dans la réduction du loisir à la simple consommation (cf. le cycle en deux temps décrit par H. Arendt).


L'utilisation positive du temps libéré (ou, si l'on veut, l'utilisation d'un temps réellement libéré) implique au contraire des activités autonomes qui sont créatrices de sens par elles-mêmes. Outre les activités qui servent, d'une manière ou d'une autre, à gagner sa vie, à faciliter ou à la reproduire, il y a celles qui visent avant tout à conférer du sens à cet effort. Ces activités autonomes sont culturelles au sens défini plus haut lorsque la notion de culture a été approfondie par rapport au concept purement sociologique. Ces activités diverses (artistiques, sportives, théoriques, amoureuses, religieuses, éducatives, politiques, etc.) ne sont pas simplement récréatives mais servent à indiquer ce pour quoi il vaut la peine de gagner sa vie. Conformément à ce que souligne H. Arendt en parlant de l'action, ces activités sont à la source d'une véritable intégration sociale car elles sont l'expression de chacun dans la pluralité et représentent la manière spécifiquement humaine de vivre en commun.

En revanche, si H. Arendt déplore à juste titre que nous ne sachions pas bien aujourd'hui comment utiliser le temps hors-travail, elle ne se soucie pas du fait que de nombreuses personnes soient sans travail dans un contexte de chômage. Elle ne considère en effet pas le travail comme une valeur humaine spécifique. De plus, dans son éloge de l'Antiquité, elle ne dénonce pas l'esclavage et néglige avec élitisme la question du partage entre tous des possibilités réelles de s'adonner aux activités dites supérieures.

Contrairement à ces dernières positions de H. Arendt, on peut soutenir tout d'abord que le travail est essentiel à l'existence humaine, même s'il n'en constitue pas le tout, puisque la vie humaine est une vie qui "se gagne". La condition humaine est "besogneuse" parce que notre survie dépend de la satisfaction de besoins par une activité. Cette évidente et banale donnée anthropologique se double d'une éthique dans la mesure où l'on admet deux exigences, d'ailleurs liées, que l'on pourrait appeler vérité et justice. La finitude de la condition humaine ne nous plaisant pas, nous cherchons à l'ignorer et nous employons autrui à cette fin : nous jouons à l'être infini comme si la tâche de survivre n'était pas pour nous et nous reportons sur d'autres la charge de nos besoins.

On peut également soutenir que le travail, même s'il n'en est pas le tout, est une condition de l'intégration sociale. Gagner sa vie peut se faire dans une communauté conviviale et/ou dans le contexte du marché. En ce qui concerne le travail non marchand effectué pour soi et pour les siens (travail ménager par exemple), il est constitutif d'une sphère privée et d'une communauté de vie. Or la famille est, comme on dit, la cellule de base de la société. En ce qui concerne le travail rémunéré, il nous socialise de façon plus élargie en nous faisant passer de l'entre-appartenance des personnes à un marché virtuellement universel. Lorsqu'une société est historiquement devenue marchande (la plupart des biens et des services que nous utilisons s'achètent et se vendent sur le marché, national ou international), le chômage, c'est-à-dire la privation de travail rémunéré sur le marché, est une véritable atteinte à la citoyenneté. La citoyenneté fait certes d'abord penser à la vie politique et au droit de vote. Cependant, la citoyenneté sans base économique reste abstraite car pour être citoyen à part entière et participer librement au débat politique, il faut en avoir les moyens, matériels et culturels, lesquels sont compromis si l'on dépend systématiquement de personnes ou d'organismes qui pourvoient à nos besoins et si l'on souffre d'un sentiment de disqualification. On peut conclure en s'accordant avec Hegel lorsqu'il montre, dans la section des Principes de la philosophie du droit (1821) consacrée à la moralité objective, que la participation à l'activité économique, c'est-à-dire au système des besoins de la "société civile", est une médiation nécessaire, un passage obligé, entre le cercle familial et la communauté politique.

 

 

                                   (Fin du dernier chapitre)

 

                

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UCL | Droit | Mise à jour : 03.03.99 - Responsable : Thomas De Praetere

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