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1. Expliquez comment ce texte précise le sens que peut avoir une définition de l'homme. Voyez dans quelle mesure il tient compte des critiques émises depuis le XVIIIe s. contre la possibilité de ce genre de définition. Il est probable qu'il existe un plus grand nombre de définitions de l'homme que d'aucun autre animal, et pour cause : n'est ce pas lui qui donne les définitions? Comment ne chercherait-il pas avec un soin tout particulier ce qu'il est lui-même? Les formules sont donc naturellement, pour ainsi dire, nombreuses. Il y a cependant une qui semble d'un usage plus répandu que les autres. Ce n'est pas qu'elle réussisse plus facilement à faire l'unanimité sur ce point, elle n'a guère d'avantage sur ces concurrentes; elle est plus populaire, parce qu'elle est consacrée par la tradition philosophique et religieuse et qu'elle forme, historiquement, le fond de notre civilisation, de notre pensée, voire de nos sentiments, si tant est qu'on ait des sentiments pour un concept, fût-ce celui sous lequel nous nous rangeons nous-mêmes. Cette définition est celle de l'homme comme animal doué de raison et de langage, plus exactement de langage raisonnable. Le logos grec renvoie à la parole, la tratio latine tient davantage de la faculté du calcul et de la réflexion; l'un et l'autre, cependant, se fondent pour nous ensemble, et se sont déjà fondus de très bonne heure, et s'il y reste deux aspects que l'observateur attentif peut toujours distinguer, il n'en est pas moins vrai que ce sont des aspects du même "concept".` Or, le succès historique (et scolaire) de cette définition a de quoi surprendre. Dire de l'homme, comme on l'a fait également, que c'est l'animal chez les extrémités antérieures sont formées de telle façon qu'un des doigts s'oppose aux autres, dire que l'homme est animal qui rit, qu'il est celui parmi les être supérieures chez lequel le sens du tact est développé de façon prédominante, cela n'est-il pas à la fois plus scientifique et plus prudent? Les caractères énoncés dans ces dernières définitions - sans parler d'autres plus modernes, mais qui s'opposent peut-être moins franchement à celle que nous avons citée en premier lieu - se constatent facilement et ne prêtent guère à confusion. La raison, le langage raisonnable, sont-ils aussi dignes de confiance en tant que signes distinctifs? On ne le dirait pas. Aussi les hommes de science - ajoutons : en tant que tels, car une fois sortis de leur laboratoires et de leurs études ils parlent et pensent d'ordinaire comme le commun des mortels - se gardent-ils de cette définition classique pour l'abandonner aux philosophes, à des gens qui, à leur avis, sont les porte-parole du sens commun, gens qui formulent ce que pense tout le monde, c'est-à-dire, sans méthode et sans contrôles. Eux-mêmes s'en tiennent aux caractères nets, bien délimités, vraiment distinctifs que leur science leur fournit ou leur permet de détacher. Cela, en lui-même, ne serait pas bien grave : si le philosophe est l'homme qui formule ce que pense tout le monde, il remplit une fonction très utile, et ce qu'il fait dans l'exercice de cette fonction sera du plus haut intérêt pour ceux qu'il représente, c'est-à-dire, pour tout le monde, y compris les hommes de science dans leur vie courante, dans cette existence ordinaire qui sous-tend leur activité de spécialistes. Mais il y a plus grave. Les philosophes, et donc probablement leurs mandants aussi, ne sont pas bien convaincus de leur propre définition; en tout cas, il semble qu'ils gardent des doutes, sinon au sujet de la valeur de la formule, du moins en ce qui concerne le droit et la possibilité de l'appliquer à tous les individus qui tombent, encore pour tout le monde, sous le concept homme. L'homme est raisonnable : les hommes le sont-ils? Le philosophe, s'il est sincère et égoïste, devra répondre par un non décidé; sinon il n'aurait plus de fonction à remplir. Nous ne savons pas très bien ce que c'est qu'être raisonnable; mais quoi que cela soit, les philosophes le sont de manière éminente - et que deviendraient-ils si cette distinction leur était prise? Quand bien même les philosophes manqueraient soit d'égoïsme, soit de sincérité, ils admettraient toujours que l'homme concret, l'individu, n'est pas raisonnable tout court. Certes, il n'est pas privé de raison; mais il la possède à un degré plus ou moins élevé : peut-être n'arrive-t-il jamais à la possession totale de la raison entière; il n'en est pas moins certain qu'il peut en être dépourvu, qu'on rencontre des animaux qui ont tout de l'homme au sens des définitions scientifiques, même le langage, et qui ne possèdent pas l'essentiel au sens du philosophe : des fous, des crétins, des homines minime sapientes. Pour être regrettable, ce fait ne souffre pas de contestation : l'homme, à certains moments et en certains lieux, n'a-t-il pas été assez dénué de raison pour tuer les philosophes? C'est ce qui peut expliquer les hésitations des hommes de science : que peut-on faire d'une définition dont la différence spécifique convient ou ne convient pas à l'objet de la définition, et qui, de plus, est d'un usage malaisé puisque le concept décisif en est plus obscur que le concept qui devait être défini, et puisque cette différence admet des degrés allant de zéro jusqu'à une valeur indéfiniment grande, mais n'atteignant probablement jamais l'unité (si l'unité indique la totalité), et des degrés qui ne peuvent pas être mesurés, parce que l'échelle devrait être fixée par cette même raison dont l'être est si peu évident et par des hommes dont la raison, dans chaque cas concret, est si sujette à caution? Mais cela explique aussi, peut être, pourquoi les hommes et les philosophes tiennent tant à cette définition En effet, la bonne définition scientifique doit, avant tout, permettre qu'on reconnaisse ce qu'elle décrit. Or, les hommes se demandent souvent si tel objet est une pierre ou un corps organique, si tel autre est animal ou plante, et il leur importe beaucoup de les pouvoir distinguer correctement; mais en ce qui les concerne eux-mêmes, ils ne connaissent pas le doute, ou ne le connaissent que dans des situations qu'ils qualifient d'extraordinaires précisément parce qu'alors ils ne sont pas sûrs si ce qu'ils rencontrent est un homme, un dieu, un spectre ou un singe; encore préfèrent-ils, dans ces cas-là, limiter le domaine de l'humain à ce qu'ils connaissent avec certitude comme - l'expression est significative - leurs pareils. Ils savent avec une certitude absolue qu'eux-mêmes, ils sont des hommes et que ce qui est comme eux est indubitablement humain, et ils le savent sans réflexion, immédiatement. S'ils excluent des êtres qui, pour le biologiste, par exemple, portent tous les caractères de l'homme, c'est donc parce qu'ici une définition qui permet de reconnaître l'objet par la differentia specifica ne leur semble pas intéressante : puisque c'est un honneur d'être homme (ne le sont-ils pas eux-mêmes?), il ne faut pas que la définition de l'homme soit trop simple dans son application, et ce qui fait la force de la définition scientifique aux yeux de l'homme de science devient une faiblesse dangereuse du point de vue du sens commun : il est inadmissible que tout être qui montre tels traits soit ipso facto homme et ainsi mon égal. L'homme au sens de la science doit mériter le titre d'homme au sens humain. L'homme est un animal doué de raison et de langage : cela veut donc dire et est destiné à dire exactement ce qui semblait surprenant tout à l'heure, à savoir que les hommes ne disposent pas d'ordinaire de la raison et du langage raisonnable, mais ils doivent en disposer pour être des hommes pleinement. L'homme naturel est un animal; l'homme tel qu'il veut être, tel qu'il veut que soi l'autre pour que lui-même le reconnaisse pour son égal, doit être raisonnable. Ce que décrit la science n'est que la matière à laquelle il faut encore imposer une forme, et la définition humaine n'est pas donnée pour qu'on puisse reconnaître l'homme, mais afin qu'on puisse le réaliser.
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