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ANNEXES h
TEXTES DESTINES A
L'ENSEIGNEMENT DE GROUPE

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8. Quels sont, d'après le texte suivant, les caractères de l'idéologie? Dans quelle mesure le terme revêt-il ici un sens péjoratif comme chez Marx?


Il n'est pas question d'entreprendre ici une définition approfondie de l'idéologie. Il suffit de savoir très schématiquement qu'une idéologie est un système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d'une existence et d'un rôle historiques au sein d'une société donnée. Sans entrer dans le problème des rapports d'une science à son passé (idéologique), disons que l'idéologie comme système de représentations se distingue de la science en ce que la fonction pratico-sociale l'emporte en elle sur la fonction théorique (ou fonction de connaissance).

Quelle est la nature de cette fonction sociale? Pour l'entendre, il faut se reporter à la théorie marxiste de l'histoire. Les "sujets" de l'histoire sont des sociétés humaines données. Elles se présentent comme des totalités, dont l'unité est constituée par un certain type spécifique de complexité, mettant en jeu des instances qu'on peut très schématiquement, à la suite d'Engels, réduire à trois : l'économie, la politique et l'idéologie. Dans toute société on constate donc, sous des formes parfois très paradoxales, l'existence d'une activité économique de base, d'une organisation politique, et de formes "idéologiques" (religion, morale, philosophie, etc.). L'idéologie fait donc organiquement partie, comme telle, de toute totalité sociale. Tout se passe comme si les sociétés humaines ne pouvaient subsister sans ces formations spécifiques, ces systèmes de représentations (de niveau divers) que sont les idéologies. Les sociétés humaines sécrètent l'idéologie comme l'élément et l'atmosphère même indispensables à leur respiration, à leur vie historiques. Seule une conception idéologique du monde a pu imaginer des sociétés sans idéologies, et admettre l'idée utopique d'un monde où l'idéologie (et non telle de ses formes historiques) disparaîtrait sans laisser de trace, pour être remplacée par la science. Cette utopie est, par essence au principe de l'idée que la morale qui est, dans son essence, idéologie, pourrait être remplacée par la science ou devenir de part en part scientifique; ou la religion dissipée par la science, qui en prendrait en quelque sorte la place; que l'art pourrait se confondre avec la connaissance ou devenir "vie quotidienne", etc.

Et pour ne pas éviter la question la plus brûlante, le matérialisme historique ne peut concevoir qu'une société communiste elle-même puisse jamais se passer d'idéologie, qu'il s'agisse de morale, d'art, ou de "représentation du monde". On peut certes y prévoir des modifications importantes dans les formes idéologiques et leurs rapports, voire la disparition de certaines formes existantes ou le transfert de leur fonction sur des formes voisines; on peut aussi (sur les prémisses de l'expérience déjà acquise), prévoir le développement de nouvelles formes idéologiques (par exemple les idéologies : "conception du monde scientifique", "humanisme communiste") mais, dans l'état actuel de la théorie marxiste, prise dans sa rigueur, il n'est pas concevable que le communisme, nouveau mode de production, impliquant des forces de production et des rapports de production déterminés, puisse se passer d'une organisation sociale de la production, et de formes idéologiques correspondantes.

L'idéologie n'est donc pas une aberration ou une excroissance contingente de l'Histoire : elle est une structure essentielle à la vie historique des sociétés. Seules, d'ailleurs, l'existence et la reconnaissance de sa nécessité peuvent permettre d'agir sur l'idéologie et de transformer l'idéologie en instrument d'action réfléchi sur l'Histoire.

Il est convenu de dire que l'idéologie appartient à la région "conscience". Il ne faut pas se méprendre sur cette appellation, qui demeure contaminée par la problématique idéaliste antérieure à Marx. En vérité, l'idéologie a fort peu à voir avec la "conscience", à supposer que ce terme ait un sens univoque. Elle est profondément inconsciente, même lorsqu'elle se présente (comme dans la "philosophie" pré-marxiste) sous une forme réfléchie. L'idéologie est bien un système de représentations : mais ces représentations n'ont la plupart du temps rien à voir avec la "conscience" : elles sont la plupart du temps des images, parfois des concepts, mais c'est avant tout comme structures qu'elles s'imposent à l'immense majorité des hommes, sans passer par leur "conscience". Elles sont des objets culturels perçus - acceptés - subis, et agissent fonctionnellement sur les hommes par un processus qui leur échappe. Les hommes "vivent" leur idéologie comme le cartésien "voyait" ou ne voyait pas — s'il ne la fixait pas — la lune à deux cents pas : nullement comme une forme de conscience, mais comme un objet de leur "monde" — comme leur "monde" même. Que veut-on dire, néanmoins, quand on dit que l'idéologie concerne la "conscience" des hommes? D'abord qu'on distingue l'idéologie des autres instances sociales, mais aussi que les hommes vivent leurs actions, communément rapportées par la tradition classique à la liberté et à la "conscience", dans l'idéologie, à travers et par l'idéologie; bref, que le rapport "vécu" des hommes au monde, y compris à l'Histoire (dans l'action ou l'inaction politique), passe par l'idéologie, bien mieux, est l'idéologie elle-même. C'est en ce sens que Marx disait que c'est l'idéologie (comme lieu des luttes politiques) que les hommes prennent conscience de leur place dans le monde et l'histoire : c'est au sein de cette inconscience idéologique que les hommes parviennent à modifier leurs rapports "vécus" au monde, et à acquérir cette nouvelle forme d'inconscience spécifique qu'on appelle "conscience".

L'idéologie concerne donc le rapport vécu des hommes à leur monde. Ce rapport, qui n'apparaîtrait "conscient" qu'à la condition d'être inconscient, semble, de la même manière, n'être simple qu'à la condition d'être complexe, de ne pas être un rapport simple, mais un rapport de rapports, un rapport au second degré. Dans l'idéologie, les hommes expriment, en effet, non pas leurs rapports à leurs conditions d'existence, mais la façon dont ils vivent leur rapport à leurs conditions d'existence : ce qui suppose à la fois rapport réel et rapport "vécu", "imaginaire". L'idéologie est, alors, l'expression du rapport des hommes à leur "monde", c'est-à-dire l'unité (surdéterminée) de leur rapport réel et de leur rapport imaginaire à leurs conditions d'existence réelles. Dans l'idéologie, le rapport réel est inévitablement investi dans le rapport imaginaire : rapport qui exprime plus une volonté (conservatrice, conformiste, réformiste ou révolutionnaire) voire une espérance ou une nostalgie, qu'il ne décrit une réalité.

C'est dans cette surdétermination du réel par l'imaginaire et de l'imaginaire par le réel que l'idéologie est, en son principe, active, qu'elle renforce ou modifie le rapport des hommes à leurs conditions d'existence, dans ce rapport imaginaire lui-même. Il suit de là que cette action ne peut jamais être purement instrumentale : les hommes qui se serviraient d'une idéologie comme d'un pur moyen d'action, d'un outil, se trouvent pris en elle, et concernés par elle au moment même où ils s'en servent, et s'en croient les maîtres sans appel.

Cela est parfaitement clair dans le cas d'une société de classes. L'idéologie dominante est alors l'idéologie de la classe dominante. Mais la classe dominante n'entretient pas avec l'idéologie dominante, qui est son idéologie, un rapport extérieur et lucide d'utilité ou de ruses pures. Lorsque la "classe montante", bourgeoise, développe, au cours du XVIIIè siècle, une idéologie humaniste de l'égalité, de la liberté et de la raison, elle donne à sa propre revendication la forme de l'universalité, comme si par là elle voulait enrôler à ses côtés, en les formant à cette fin, les hommes mêmes qu'elle ne libérera que pour les exploiter. C'est là le mythe rousseauiste de l'origine de l'inégalité : les riches tenant aux pauvres le "discours le plus réfléchi qui ait jamais été conçu, pour les convaincre de vivre leur servitude comme leur liberté. En vérité, la bourgeoisie doit croire à son mythe, avant d'en convaincre les autres, et non seulement pour les en convaincre, car ce qu'elle vit dans son idéologie c'est ce rapport imaginaire à ses conditions d'existence réelles, qui lui permet à la fois d'agir sur soi (se donner conscience juridique et morale, et les conditions juridiques et morales du libéralisme économique) et sur les autres (ses exploités et futurs exploités : les "travailleurs libres") afin d'assumer, de remplir et de supporter son rôle historique de classe dominante. Dans l'idéologie de la liberté, la bourgeoisie vit ainsi très exactement son rapport à ses conditions d'existence : c'est-à-dire son rapport réel (le droit de l'économie capitaliste libérale) mais investi dans un rapport imaginaire (tous les hommes sont libres, y compris les travailleurs libres). Son idéologie consiste dans ce jeu de mots sur la liberté, qui trahit autant la volonté bourgeoise de mystifier ses exploités ("libres"!) pour les tenir en bride, par le chantage à la liberté, que le besoin de la bourgeoisie, de vivre sa propre domination de classe comme la liberté de ses propres exploités. De même qu'un peuple qui en exploite un autre ne saurait être libre de même une classe qui se sert d'une idéologie lui est, elle aussi, soumise. Lorsqu'on parle de la fonction de classe d'une idéologie, il faut donc comprendre que l'idéologie dominante est bien l'idéologie de la classe dominante, et qu'elle lui sert non seulement à dominer la classe exploitée, mais aussi à se constituer en classe dominante elle-même, en lui faisant accepter comme réel et justifié son rapport vécu au monde.

Mais il faut aller plus loin et se demander ce qu'il advient de l'idéologie dans une société où les classes ont disparu. Ce qui vient d'être dit permet une réponse. Si toute la fonction sociale de l'idéologie se résumait dans le cynisme d'un mythe (comme les "beaux mensonges" de Platon ou les techniques de la publicité moderne), que la classe dominante fabriquerait et manipulerait du dehors, pour tromper ceux qu'elle exploite, l'idéologie disparaîtrait avec les classes. Mais comme nous avons vu que, même dans le cas d'une société de classe, l'idéologie est active sur la classe dominante elle-même et contribue à la façonner, à modifier ses attitudes pour l'adapter à ses conditions réelles d'existence (exemple : la liberté juridique) — il est clair que l'idéologie (comme système de représentations de masse) est indispensable à toute société pour former les hommes, les transformer et les mettre en état de répondre aux exigences de leurs conditions d'existence. Si l'histoire est, dans une société socialiste également, comme le disait Marx, une perpétuelle transformation des conditions d'existence des hommes, les hommes doivent sans cesse être transformés pour s'adapter à ces conditions; si cette "adaptation" ne peut être laissée à la spontanéité, mais doit constamment être assumée, dominée, contrôlée, c'est dans l'idéologie que cette exigence s'exprime, cette distance se mesure, que cette contradiction est vécue, et que sa résolution est "agie". C'est dans l'idéologie que la société sans classe vit l'inadéquation-adéquation de son rapport au monde, en elle et par elle qu'elle transforme la "conscience" des hommes, c'est-à-dire leur attitude et leur conduite, pour les mettre au niveau de leurs tâches et de leurs conditions d'existence.

Dans une société de classe, l'idéologie est le relais par lequel, et l'élément dans lequel, le rapport des hommes à leurs conditions d'existence se règle au profit de la classe dominante. Dans une société sans classe, l'idéologie est le relais par lequel, et l'élément dans lequel, le rapport des hommes à leurs conditions d'existence se vit au profit de tous les hommes.

ALTHUSSER L., Pour Marx (coll. Théorie), Paris, Maspero, 1975, 262 p., pp. 238-243.

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UCL | Droit | Mise à jour : 03.03.99 - Responsable : Thomas De Praetere

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