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CHAPITRE VI c
LA SOCIÉTE

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III. Economie et société selon H. Arendt
    1. L'anthropologie de l'activité
    2. De l'antiquité à l'époque moderne


III. ÉCONOMIE ET SOCIÉTÉ SELON H. ARENDT

Certains auteurs parmi les critiques de Marx lui ont reproché non pas tellement de s'opposer au capitalisme mais plutôt, paradoxalement, de partager avec lui une présupposition tout à fait représentative de la modernité : l'économisme.


Capitalisme et communisme participent à un même courant Le capitalisme est né au XVIème siècle dans le cadre d'un humanisme anthropocentrique où s'élevait la prétention de dominer la nature. Cette prétention s'est développée dans la science, dans la technique et finalement dans l'économie industrielle. L'économie industrielle a étendu l'arraisonnement de la nature à l'homme lui-même devenu ressource comme le reste. Le principe de la gestion économique, devenu principe de gestion sociale, est celui de la rentabilité maximale, qu'il s'agisse du profit d'investisseurs privés ou de celui de l'État comme investisseur collectif. Gestion capitaliste et communiste participent au fond à un même courant, dont l'origine remonte à quelques siècles en Europe, et que l'on a qualifié "esprit" du capitalisme. Celui-ci engendre la croissance de la production et de la consommation qui deviennent des fins en soi tandis que le travail est placé au centre de la vie sociale. La culture, au sens le plus large du mot, tend alors à se réduire à un simple facteur de production ou à un simple marché à exploiter.

Hannah Arendt tient Marx pour un grand philosophe du travail, mais aussi pour un des derniers responsables de la longue histoire qui a transformé la cité antique en une "société de travailleurs".


1. L'anthropologie de l'activité

Hannah ARENDT (1906 - 1975) est d'origine allemande et naturalisée américaine. Initialement disciple de Heidegger, elle appartient au courant phénoménologique et existentialiste. Elle est un important penseur politique contemporain. Ayant dû fuir la persécution nazie anti-juive, elle s'est beaucoup attachée à l'étude du totalitarisme (The Origins of Totalitarianism, 1951, 3 vol.; trad. franc. éd. Seuil, coll. Points, 1972 et 1984). Celui-ci apparaissant comme une tentative démesurée de transformer la nature humaine, il importe de lui opposer une réflexion anthropologique. Le totalitarisme a pour terrain favorable une société de masse, où les individus ne discutent plus et où le sens commun politique est sous-développé. Or, une société de travail, affirme l'auteur, est une telle société de masse. On devine déjà comment la réflexion anthropologique, la pensée politique et la philosophie du travail peuvent être liées.

La conscience de la mortalité permet d'interpréter tant notre vie contemplative que notre vie active. D'une part elle implique à tout le moins l'idée de ce qui est éternel et c'est sous cet angle ("sub specie aeternitatis") que la "theoria" accueille la vérité, c'est-à-dire qu'elle contemple par delà l'événement circonstancié par lequel nous contemplons (il est éternellement vrai que deux et deux font quatre et même que, en cet instant, cette porte est fermée). D'autre part, la conscience d'être mortel se traduit chez nous par une répugnance à la fugacité et par une tentative incessante de durer c'est-à-dire de nous immortaliser sur terre autant que possible. Dans son livre paru en 1958, The Human Condition (trad. franc. Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Levy, 1961, nouv. éd., poche, Agora, 1988), H. Arendt explique les trois modalités fondamentales de la vie active.

·         Le travail produit les biens de consommation nécessaires à la survie biologique de l'individu et de l'espèce humaine. Il est une contrainte de la nature imposée à l'homme (instinct de conservation). L'activité de travail est répétitive et circulaire : ses deux temps sont l'effort pénible et le plaisir de la consommation, l'un appelant l'autre et inversement sans autre fin que la mort (on doit travailler pour consommer et on doit consommer pour travailler).

·         L'oeuvre est une activité différente : elle produit des objets d'usage, qui ne sont pas destinés à la consommation mais à la construction d'un "monde" d'objets durables où nous pouvons nous situer (cf. le double sens du mot demeure). Loin de subir ici la contrainte de la nature, nous lui faisons violence en la pliant à l'idée que nous avons conçue. Cette activité est finalisée et non circulaire : l'oeuvre produite n'a pas par elle-même à être reproduite.

·         L'action enfin ne produit rien sinon des histoires qui nous permettent, même morts, de rester dans les mémoires. Nous n'avons pas la maîtrise de ces histoires car les récits sont au moins autant le fait des autres que de nous-mêmes. L'action est l'expression de l'unicité, de "qui" je suis, dans la pluralité. Elle permet à chacun de prendre place originale dans un espace public (tandis que l' "animal laborans" n'est qu'un exemplaire de l'espèce et que l' "homo faber" s'efface derrière l'oeuvre réalisée). L'action est la seule activité qui implique nécessairement l'intersubjectivité. Ainsi entendue, l'action est le fondement de la vie politique au sens profond du terme. La cité (polis) n'est pas une masse, un ensemble atomisé ("foule solitaire"), mais un débat entre gens égaux dans la différence, un être-ensemble où chacun a chance égale de se distinguer. Dans l'espace politique, l'action a valeur de parole et la vie en commun a les traits de la discussion. (Remarquons que nous avons ici une autre conception du politique que celle qui consiste à n y voir que l exercice ou la recherche du pouvoir dans la cité).

Les trois modes fondamentaux de l'activité ont été valorisés et hiérarchisés diversement dans l'histoire.


2. De l'antiquité à l'époque moderne

La société moderne, technique et industrielle, est devenue une "société de travailleurs". Elle a confondu, selon Arendt, des modes de vie et d'activité que les anciens distinguaient et hiérarchisaient fortement.

Aristote comptait, parmi les modes de vie supérieurs, dignes de l'homme libre, d'une part, la vie contemplative, et d'autre part, la vie active entendue au sens de "bios politikos", la vie consacrée aux affaires politico-publiques. Dans l'activité publique, le "bios" s'élève au dessus de la "zoé" qui n'est que biologique. Les esclaves, qui n'ont le "logos" qu'en puissance sont par nature liés à l'activité matérielle animale et il convient de les employer à ce qu'ils peuvent : travailler pour assurer la subsistance et permettre à ceux qui ont le "logos" en acte de l'exercer dans la vie publique.

Pour les anciens, note Arendt, l'expression "économie politique" eût été contradictoire. Le travail qui pourvoit aux nécessités naturelles de la vie se situe dans la sphère privée, hors politique : la maisonnée, la famille, les esclaves ("oikia"). La sphère privée est marquée par la servitude des nécessités de la survie. Elle est le lieu du pouvoir, du commandement, etc., toutes relations qui impliquent, d'une manière ou d'une autre, une contrainte pré-politique. Ces relations sont absolument distinctes de la discussion ("logos") et de l'émulation entre citoyens différents mais égaux.

La société contemporaine est, contrairement à la cité antique, entièrement organisée en fonction du travail économique : toute activité y est devenue moyen de "gagner sa vie".

Avec la modernité, l'homme se considère "maître et seigneur" de la nature (cf. "l'arraisonnement" qui, selon Heidegger, définit la technique) mais en réalité, remarque H. Arendt, il ne fait que soumettre l'oeuvre et l'action au dynamisme effréné de la croissance et de la multiplication biologiques. La machine, au lieu d'être, comme l'outil, au service de la main et des fins de l'homo faber, devient envahissante au point que les moyens et les fins se brouillent et que l'on ne sait plus bien si le progrès de la machine sert l'homme ou si c'est l'inverse.

De plus, une société de travailleurs est forcément une société de consommation puisque celle-ci fait, avec l'effort, partie du même cycle biologique : on travaille pour consommer et on consomme pour travailler. Marx espérait que les forces productives multipliées par le machinisme nous libéreraient de la nécessité et nous feraient accéder à des activités plus libres mais, remarque H. Arendt "cent ans après Marx, nous voyons l'erreur de ce raisonnement : les loisirs de l'animal laborans ne sont consacrés qu'à la consommation, et plus on lui laisse de temps, plus les appétits deviennent exigeants, insatiables" (Cond. h. mod., p. 150).

Aujourd'hui, avec la productivité due au machinisme, nous connaissons dès lors une crise sans précédent dès lors que nous produisons de plus en plus avec de moins en moins de travail.

"L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société toute entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées au moment où il ne peut que mystifier. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme les oeuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire " (C.h.m., pp. 11-12).

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UCL | Droit | Mise à jour : 03.03.99 - Responsable : Thomas De Praetere

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